Habiter «notre ville»

Publié le 25 juin 2021
Il existe sur la côte Est des Etats-Unis un petit morceau de Suisse. New Bern, 30 000 habitants, a été nommée ainsi en mémoire de la région d’origine de son fondateur et de ses premiers résidents. Trois siècles plus tard, le photographe suisse Michael von Graffenried s’y est rendu. De ses nombreux séjours, étalés sur quinze ans, il rapporte des photographies réunies dans un livre, «Our Town».

La fondation de New Bern, Caroline du Nord, remonte à 1710. Des protestants bernois, menés par le baron Christoph von Graffenried, l’aïeul du photographe, y accostent et fondent une ville, à l’époque Bernberg, dont le plan est dessiné en forme de croix. 

Au cours du XIXe siècle, la ville se développe grâce à sa position géographique, partie prenante du commerce triangulaire. Elle prospère sur le trafic des esclaves et les revenus des grandes plantations. 

New Bern est aussi, pour la petite histoire, la ville natale de Pepsi. En 1893, un pharmacien du nom de Caleb Bradham met au point la recette d’un remède à base de cola contre les maux de la digestion. Fort de son succès, Bradham dépose sa recette et sa marque, devenue Pepsi, quelques années plus tard. 

Sise dans un Etat du Sud, du côté des confédérés durant la guerre de Sécession, la ville sert ensuite de camp de réfugiés pour les esclaves affranchis. C’est de cette époque que date la mixité particulière de New Bern. De nombreux Noirs viennent y fonder des communautés auto-administrées, hors de la tutelle et de l’autorité politique des Blancs. A la fin du XIXème siècle, alors que la population de New Bern est en majorité noire, les anciens esclaves et leurs descendants sont toujours privés de droits civiques, et ce jusqu’en 1965. 

Aujourd’hui la ville est composée à 55% de Blancs, 33% de Noirs, selon les statistiques officielles. La population augmente régulièrement du fait de l’afflux de retraités, venus couler des jours paisibles au confluent de la Trent et de la Neuse.

Notre ville

C’est dans la New Bern d’il y a quinze ans que débute le voyage proposé dans Our Town. 120 photographies en couleur, non légendées, racontent une ville. Le titre, «notre ville», incite à rechercher ce qui réunit d’abord les habitants. L’équipe de baseball de l’université, des jeux d’enfants, un salon de coiffure, un mariage mixte. Pour tout le reste, c’est avec un sentiment de malaise malheureusement souvent éprouvé, en feuilletant des images des Etats-Unis, que l’on perçoit surtout ce qui divise. 

© Michael von Graffenried / Steidl 2021

Les habitants de New Bern vivent le plus souvent séparés, les Noirs d’un côté, les Blancs de l’autre. Le photographe va au-devant des êtres, documente leurs visages, leurs traits, leurs expressions, et parfois leur absence dans leur environnement propre, dans la veine de la photographie humaniste. 

Saisis sur le vif, en pleine valse, conversation, course automobile ou manifestation en soutien aux militaires, ces visages disent avant tout l’action, la vie. Ils ne sont pas des portraits, êtres singularisés, extraits de leur milieu naturel et placés sur un fond neutre, scientifiquement étudié pour faire ressortir sous l’objectif tel attribut ethnique ou esthétique. Il y a dans la démarche du photographe un brin d’existentialisme. Les sujets font, agissent avant d’être. Ce sont à chaque fois leur entourage, leur environnement, leurs vêtements, leurs actions prises au vol qui les signalent. Le regard lointain, peut-être pensif, peut-être attentif, du jeune homme qui fait la couverture, parle plus fort que des mots. 

Aussi, sur certaines images, nul besoin de visages ou d’êtres humains. L’environnement, le paysage urbain, ensoleillé, coloré, ou gris vespéral, dit à lui seul «Noir» ou «Blanc». 

Pour autant, nous ne sommes pas dans la comparaison simpliste. Tantôt ce sont deux policiers blancs qui arrêtent et menottent un homme blanc. Tantôt, c’est l’inverse. 

Pour le reste, les clichés sont là, bien sûr. Drapeau confédéré flottant devant une villa, armes de guerre trônant sur un lit ou essayées dans un verdoyant jardin, «Stars and Stripes» flottant sur de larges avenues, aux côtés de l’emblème de la ville, un ours bernois, enseignes de fast-food, obésité endémique, chasse, grosses cylindrées et robes guimauve des bals de promo.  

© Michael von Graffenried / Steidl 2021

Ils sont là parce que, sans doute, ce serait trahir la ville que de chercher à les éluder, sans être soulignés. Ils sont vus sans les voir, comme, peut-être, les habitants eux-mêmes les perçoivent chaque jour. D’où le «Our» de «Our Town», englobant, participatif. 

On croise aussi quelques animaux. Un cerf abattu par un chasseur, posant fièrement devant son pick-up, tableau typique du Sud. Un ours naturalisé, qui n’aurait pas forcément été du goût du baron von Graffenried et de ses compatriotes. Un lièvre s’ébattant sur une pelouse d’un vert idyllique, devant une maison très «suburb». Des chiens émaciés sur le pas d’une maison bien moins idéale, chaise de jardin cassée, façade délabrée. 

Our Town brosse un tableau qui n’est pas non plus dépourvu d’humour. Dans cet univers plutôt pauvre (le revenu par habitant y est inférieur à la moyenne nationale), des images décalées font porter le regard plus loin qu’un constat sociologique. Ainsi en va-t-il de ces pom-pom girls vêtues aux couleurs de l’université locale, qui mangent des bananes sans un regard pour le photographe.  De ces quatre Marines en armes et uniformes croisant un homme, t-shirt avachi et sandales, qui s’apprête à acheter à un distributeur automatique une cannette de… Pepsi. Humour noir, aussi, pour ces deux clichés de funérailles très kitch, couronnes roses bonbon, cercueil XXL… 

Notre histoire

Nous l’avons mentionné, aucune de ces 120 photographies ne comporte de légende: c’est un choix de l’auteur. Sont-elles classées par ordre chronologique? On ne le sait pas non plus, et cela importe peu. Des marqueurs temporels suffisent, si toutefois c’était nécessaire, à situer dans le temps certaines prises de vues. Les dégâts causés par un ouragan ici; une manifestation là. Tiens, sur cette page les habitants portent des masques. On fait campagne plutôt pour Trump, lors de l’élection présidentielle de 2020. Sur cette autre, on croit reconnaître, allégoriques, décentrées, les scènes d’émeutes entrevues ailleurs dans le pays, en juin 2020, après la mort de George Floyd, un Noir américain tué lors de son arrestation par un policier blanc.

C’est l’affaire qui a le plus secoué New Bern, qui y a suscité l’agitation la plus intense qu’elle ait jamais connue, écrit dans son préambule Michael von Graffenried. Le mouvement Black Lives Matter est absent des images, mais dans une ville où vivent, cloisonnés des Blancs, 33% de Noirs, il ne saurait guère en être autrement. Peut-être faut-il y lire des perspectives pour l’avenir de New Bern, de ses habitants. Un vœu pour la coexistence enfin pacifique et métissée? 

Our Town se clôt sur un crépuscule. Au premier plan, un panneau indique «DeGraffenried av 700». A l’arrière-plan, l’enseigne de Mc Donald’s fait une tâche jaune friture sur le ciel obscurci, les phares des voitures du «drive» laissent dans l’ombre une bannière étoilée qui flotte au vent. New Bern est une ville où l’on cohabite.


Michael von Graffenried, Our Town, Editions Steidl, 240 pages. 

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