Naissance d’une nation, version alternative

Publié le 25 juin 2021

«First Cow», un film de Kelly Reichardt. – © SISTER DISTRIBUTION

Supplanté aux Oscars par «Nomadland», «First Cow» est un autre film de cinéaste américaine indépendante qui mérite l'attention. Dans l'Oregon des pionniers, Kelly Reichardt y propose sa vision de la fondation des Etats-Unis. Avec son réalisme minimaliste coutumier, mais non sans une certaine ironie

L’heure est à promouvoir les cinéastes femmes, le plus souvent au mépris de toute considération critique plus élevée. Raison de plus pour s’attarder sur le cas de Kelly Reichardt, une pure et dure qui est en train de s’imposer comme un(e) auteure majeur(e), tous genres confondus. Trente ans déjà qu’elle traîne sa bosse dans le cinéma indépendant, sans la moindre concession commerciale, et que sa réputation croît de film en film, lesquels forment déjà une œuvre parfaitement cohérente. En France et en Suisse, tout a commencé vers 2007-08 avec son troisième opus, Old Joy. Les titres suivants (Wendy and Lucy, Meek’s Cutoff, Night Moves) ont pu être découverts au hasard de festivals et, il y a quatre ans, Certain Women avec Laura Dern, Michelle Williams et Kristen Stewart, montré ça et là en importation directe, était un premier chef-d’oeuvre. Aujourd’hui, First Cow est devenu son premier film à trouver distributeur, dans la foulée de ses sélections aux Festivals de Berlin et de Deauville. Mais la rencontre risque d’être un peu rude pour le néophyte.

Derrière ses faux airs de western féministe et écolo, ce 8e opus est en effet une proposition typiquement radicale. Le rythme est posé dès le premier plan d’une belle rivière de Nord-Ouest des Etats-Unis, qui voit un gros navire traverser lentement l’écran format «carré» (en fait 1.37:1). Puis nous voici en forêt avec une femme et son chien, qui tombent par hasard sur deux squelettes à peine enfouis, couchés côte à côte. Débute alors un flash-back qui occupera le reste du film: une histoire d’hommes d’autrefois et de la première vache apparue dans la région, l’Oregon du début du 19e siècle. Des femmes, on n’en verra quasiment plus. Quant à la nature, omniprésente, c’est plutôt celle dont on essayait alors de s’extraire par la civilisation.

Le cuistot et son ami contre le proprio

Kelly Reichardt a trouvé la base de ce film dans un roman de son fidèle co-scénariste Jonathan Raymond, The Half-Life (2004). Ensemble, ils l’ont toutefois sérieusement réduit pour se concentrer sur cette affaire de vache, sans allers-retours à un récit contemporain et sans prolongements qui envoyaient les protagonistes… en Chine. Il s’agira donc de la rencontre entre un cuistot juif venu de la côte Est et d’un aventurier chinois, qui a déjà fait le tour du monde. Otis «Cookie» Figowitz s’est joint à un groupe de trappeurs qu’il est chargé de nourrir mais qu’il s’est mis à dos du fait de sa préférence pour un régime de cueilleur-pêcheur. Un jour, il trouve King-Lu caché dans les bois et le soustrait à ses poursuivants. Ils se retrouveront un peu plus tard dans un comptoir et décideront de s’associer, avec pour but lointain d’ouvrir un hôtel en Californie.

Alliant le savoir-faire de l’un et l’esprit d’entreprise de l’autre, nait ainsi une petite affaire qui a pour seul inconvénient de s’appuyer… sur des larcins. Pour fabriquer et vendre de succulents biscuits au marché, ils profitent en effet de l’importation d’une vache par le riche propriétaire-commerçant du coin, le «Chief Factor», allant discrètement la traire de nuit. Lorsque l’Anglais vient à son tour déguster leur produit, il ne tarde pas à leur commander un clafoutis pour une réception. Se met alors en branle le scénario tragique qui les amènera là où les a retrouvés la promeneuse du début. Car si toute réussite capitaliste cache des fondements illégaux, encore s’agit-il d’échapper à la loi du plus fort, qui veille jalousement sur ses propriétés…

Mine de rien, c’est une fable politique que la cinéaste esquisse en filigrane d’un film d’apparence parfaitement naturaliste. De fait, on n’avait jamais vu «western» aussi singulier depuis McCabe and Mrs. Miller de Robert Altman (1971) et Dead Man de Jim Jarmusch (1995), que Kelly Reichardt salue au passage en leur empruntant respectivement René Auberjonois (comédien d’origine suisse décédé depuis) et l’acteur indien Gary Farmer. Dans le premier film, boueux et hivernal, il était aussi question d’un petit entrepreneur malin qui en gênait de plus gros, tandis que le second, au noir et blanc charbonneux, était une sorte de rêverie morbide qui suivait la dérive d’un jeune clerc devenu hors-la-loi et Indian friendly malgré lui.

Une modestie faite style

Il y a de ça dans First Cow, au style typiquement plus modeste. Au lieu de Leonard Cohen ou de Neil Young, Kelly Reichardt convie le bien moins renommé guitariste folk-rock William Tyler sur la bande-son et se contente de lumière naturelle, n’hésitant pas à plonger ses scènes de nuit dans un noir d’encre. Ici, une brave vache peut devenir le symbole de la générosité de mère nature, un simple clafoutis susciter un suspense étonnamment prenant, une cohabitation amicale ne rien suggérer de sexuel à nos esprits devenus méfiants. Bien sûr, il y ceux que cette alternance de transparence et d’obscurité énervera, que le rythme tranquille de ce film aussi étranger à l’action qu’au mélo- ou psychodrame excédera. Mais le retour à plus d’authenticité est sans doute à ce prix. Non sans une discrète pointe d’humour noir.

Et si la cinéaste nous proposait là sa propre version alternative de Naissance d’une nation, le film fondateur mais aujourd’hui discrédité de David W. Griffith, au titre récemment détourné par l’Afro-Américain Nate Parker? La question raciale n’y serait plus centrale, cédant sa place à l’économique, au conflit opposant un certain génie collaboratif et un capitalisme accapareur. Au passage, il y est question de masculinité plus diverse que ne le voudraient les clichés, d’ignorance ou de respect de la nature. De mode de la fourrure de castors en Europe et de leurs queues goûteuses ignorées par l’homme blanc. Et d’entrée, le film est placé sous le signe de la poésie grâce à cette citation de William Blake: «A l’oiseau le nid, à l’araignée la toile, à l’homme l’amitié»  –  un idéal que Kelly Reichardt pratique ardemment (en particulier avec ses collègues Todd Haynes et Larry Fessenden, toujours remerciés dans ses génériques) mais dont elle n’hésite pas à reconnaître les limites, voire la défaite.

On pourra toujours préférer la miniaturiste des petits récits si profonds qui composaient Certain Women, l’égale de la nouvelliste nobelisée Alice Munro. Mais comme Old Joy autrefois, ce coriace First Cow s’avère bien plus riche et savoureux qu’il n’y paraît de prime abord. A quand une rétrospective qui permettra enfin de prendre la mesure de ce regard indubitablement féminin mais avant tout singulier?


«First Cow», de Kelly Reichardt (Etats-Unis, 2020), avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones, Scott Shepherd, Ewen Bremner, Alia Shawkat. 2h02.

Où voir le film en Suisse romande 

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