Un printemps d’émeutes en vue?

Publié le 9 avril 2021
Avec les températures plus élevées que le printemps apporte inexorablement, l'envie des jeunes de se retrouver et de faire la fête monte. Ce qui n’est pas compatible avec les décrets d’urgence Covid. En Suisse et dans plusieurs autres pays, au nom de la santé, les droits fondamentaux sont restreints depuis une année. La police intervient régulièrement pour disperser ces jeunes. Avec comme résultat des vitres cassées, du gaz lacrymogène et des arrestations. Verra-t-on émerger un climat d’émeutes sporadiques à l’image des banlieues françaises? Le point sur la situation ici et ailleurs.

La fermeture des centres de fitness, des restaurants, des bars, des clubs et des cinémas fait sortir les jeunes en masse. Ils affirment tous qu’ils ont des besoins fondamentaux, de leur âge: se retrouver dans la soirée avec des amis, ouvrir une bière ou deux, danser, faire des rencontres, c’est si important. Mais dès que la limite de 15 personnes dans la rue est dépassée, la police intervient. Et pourchasse ces rassemblements dits illégaux. 

Ces deux dernières semaines, la police a dispersé des groupes de fêtards dans plusieurs villes de Suisse, comme à Sion où 300 étudiants se sont réunis dans une atmosphère bon enfant sur la place Planta, avant que quelques casseurs interviennent. Autre rassemblement avec une centaine de jeunes à Rheinhafen à Bâle. Une centaine aussi à Schaffhouse ou encore quelques dizaines de jeunes gens à St-Gall, vite rejoints par d’autres. Là, la confrontation avec la police a dégénéré.

Ce qui avait débuté comme une soirée tranquille avec quelques noctambules le 26 mars, a tourné à l’émeute après l’intervention de la police. Lancers de pierres, vitrines cassées, arrestations. Comme si une soupape avait lâché chez les plus mécontents. Après cette nuit agitée, des jeunes se sont donné un nouveau rendez-vous le Vendredi-saint, au même endroit. Rebelote, cette fois-ci avec 400 jeunes. Bilan: deux blessés, 50’000 francs de dégâts, 21 arrestations, 33 expulsions de la ville. «Parce qu’une petite minorité de personnes chaotiques a franchi une ligne rouge, il ne faut pas condamner toute la jeunesse», a prévenu la présidente de la ville Maria Pappa le lendemain. Sur ces belles paroles le dimanche de Pâques a été mis sous haute-surveillance à St-Gall. Or un appel au rassemblement a été à nouveau lancé sur les réseaux sociaux pour ce jour férié. La présence «anti-émeute» fut considérablement augmentée avec des membres de la police municipale de St-Gall, du concordat de police de Suisse orientale, de la police des transports des CFF, des pompiers professionnels de St-Gall et du service d’ambulance. En outre, un hélicoptère de la police cantonale zurichoise a survolé le centre de la ville. Des vidéos «live» ont transmis des scènes ahurissantes: tous les jeunes hommes sortant de la gare ont été arrêtés, contrôlés et «bannis» de la ville pour 30 jours. En tout, 60 personnes ont été temporairement arrêtées, plus de 500 expulsions ont été prononcées. Ce dimanche dernier, toute une génération effervescente a été ainsi mise sous une suspicion générale. Ce qui est indéniablement disproportionné. 

Mais ce n’est pas l’avis de Mme Pappa qui a qualifié les opérations de police de «proportionnées». Alors que d’autres commentaires médiatiques prétendaient aussi que «l’intérêt public à écarter le danger doit l’emporter sur l’intérêt privé de la personne expulsée à utiliser l’espace public.» Sauf que …le fait est que la base légale d’une expulsion excédant 48 heures est soumise à l’obligation d’auditionner chaque personne mise en cause. La police de la ville a elle-même admis qu’elle n’avait pas eu le temps de mener de longs entretiens individuels. En d’autres termes, elle a utilisé la durée maximale de l’éloignement sans examiner les cas individuels. Simplement «selon le ressenti». Dans une démocratie, même et surtout dans les situations difficiles, les conditions cadres légales et la proportionnalité doivent être respectées. Ce n’est pas ce que la ville de St-Gall a fait.

Les adultes s’organisent et déposent des plaintes, en Suisse…

Nous avons déjà parlé ici des collectifs, associations et mouvements contestataires des mesures sanitaires qui ont émergé ces derniers mois en Suisse. Les adultes usent moins de la soupape de la manif. Ils s’organisent et passent au terrain juridique. Ainsi une première plainte a été déposé la semaine dernière auprès du Département fédéral des finances (DFF). La fermeture des centres de fitness en raison de la pandémie de coronavirus serait «disproportionnée». La fédération des salles de sport a donc intenté une action en responsabilité contre l’État pour compensation des dommages. 

La semaine dernière, on a appris aussi que quelques personnes appartenant à l’éventail des partis de gauche ont intenté un procès contre l’interdiction de facto de manifester qui prévaut dans le canton de Zurich. Ils déclarent que l’article 7 de l’ordonnance cantonale Covid viole la Convention européenne des droits de l’homme et la Constitution. Peut-être veulent-ils obtenir que les rassemblements du 1er mai puissent avoir lieu cette année.

Et n’oublions pas l’Aktionsbündnis Urkantone, laquelle vient de faire recours ce mercredi le 7 avril au tribunal fédéral contre l’interdiction de rassemblement à Altdorf, prévu le 10 avril. Le gouvernement cantonal d’Uri n’a pas délivré d’autorisation parce que l’obligation de porter un masque ne pouvait pas être respectée lors d’un événement réunissant des milliers de personnes. L’Aktionsbündnis Urkantone dit considérer que cette disposition restreint ses droits politiques fondamentaux, la liberté d’expression et de réunion.

Le 13 juin, les électeurs suisses se prononceront sur la loi Covid 19. Le rassemblement à Altdorf aurait dû être l’occasion du lancement de la campagne du comité référendaire, poursuit la déclaration de l’alliance d’action. Avec l’interdiction du rassemblement, le souverain est empêché de se forger librement une opinion. Et rien ne prouve qu’il y ait plus d’infections à l’air libre. C’est ce qu’ont montré le carnaval d’Einsiedeln (SZ) et les démonstrations à Liestal (BL) et Coire (GR).

Selon plusieurs juristes suisses, ces plaintes ont des chances d’aboutir, car les mesures policières flirteraient «avec la ligne rouge».

… et ailleurs

Ces derniers mois, des tribunaux en Europe et aux Etats-Unis ont donné raison à des plaintes déposées contre les mesures sanitaires. Au Portugal par exemple, la Cour d’appel de Lisbonne a déclaré le 11 novembre que «le test PCR ne permet pas de déterminer, au-delà de tout doute raisonnable, qu’un résultat positif correspond, en fait, à l’infection d’une personne par le virus SARS-CoV-2». Donnant ainsi suite à une demande d’habeas corpus — libération immédiate — de quatre citoyens allemands qui avaient été contraints par l’autorité sanitaire des Açores à se soumettre à l’isolement pendant 14 jours dans leur chambre d’hôtel.

En Autriche, le département de la police de Vienne a refusé un permis pour un événement politique en janvier 2021, invoquant la situation épidémique et les violations attendues de la réglementation en la matière. Les organisateurs ont fait appel à la Cour. Laquelle a estimé «que ces justifications n’étaient pas suffisantes pour restreindre les droits fondamentaux». Elle a déclaré que le refus n’avait pas de «justification défendable»: les termes «nombre de cas», «résultats de tests», «antécédents», ont été confondus par l’administration. Dans sa décision, le tribunal s’est référé aux données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui précise que c’est le nombre de personnes réellement infectées et non le «nombre de personnes testées positives» qui est déterminant.

En Belgique, la Ligue des droits humains (LDH) a introduit fin février une action en référé (en urgence) pour contester la légalité de la gestion de la crise sanitaire par le biais d’arrêtés ministériels. Le but de son action était d’obtenir un débat parlementaire. Le tribunal de première instance de Bruxelles a condamné le 31 mars l’État belge à revoir le cadre légal de ses mesures pour lutter contre le Covid-19 et à prendre dans un délai de trente jours toutes les mesures appropriées pour «mettre un terme à la situation d’illégalité apparente découlant des mesures restrictives des libertés et droits fondamentaux».

Depuis ce mardi, 6 avril, il n’y a plus de couvre-feu nocturne (quitter les appartements et le maisons entre 22 heures et 5 heures du matin n’était autorisé que pour des bonnes raisons) dans la région de Hanovre. Le tribunal administratif supérieur de Lüneberg a jugé que cette mesure visant à contenir le coronavirus est illégale. Dans un communiqué de presse, les juges ont déclaré que « des allégations invérifiables n’étaient pas suffisantes pour justifier une mesure aussi restrictive et lourde de conséquences qu’un couvre-feu. » En particulier, il n’était pas intentionnel d’expliquer l’incidence d’une infection diffuse sans preuve principalement par un manque de discipline de la population et des célébrations et fêtes interdites dans des espaces privés. « Les mesures prises uniquement sur la base de soupçons ne pourraient plus être justifiées. »

Le «passeport vaccinal», un document certifiant que son détenteur a été vacciné contre le Covid-19, a été interdit en Floride au nom du «respect des libertés individuelles», a annoncé vendredi 2 avril le gouverneur républicain Ron De Santis de cet Etat très touristique. Le décret interdit aussi les entreprises du «Sunshine State» d’exiger de leurs clients ce type de «passeport vaccinal» ou une preuve d’immunisation au virus. Pour De Santis, «les passeports vaccinaux limitent les libertés individuelles» et menacent le secret médical.

12 mois d’expérience

Ces contestations devant les tribunaux du monde et les décisions qui en découlent en disent long sur l’état général de la crise. Face à cela, des juriste compétents et indépendants font entendre leur voix et nombre d’entre eux estiment que les administrations (et avec elles les gouvernements) ont mal appréhendé la situation épidémique et les suites légales à lui donner.

Amnesty International vient d’émettre des critiques à cet égard dans son rapport annuel: «Les mesures prises pour faire face à la pandémie ont aussi été minées par le fait que des dirigeant·e·s ont exploité cette crise et instrumentalisé le Covid-19 pour renforcer leur pouvoir.» Une critique qui vaut aussi pour le gouvernement suisse.

Après les événements du week-end pascal, les Verts de la ville de St-Gall ont adressé une lettre ouverte au gouvernement: «Il est délicat, en termes de politique démocratique, de priver la quasi-totalité d’un groupe de population de sa liberté de mouvement et de réunion.» Il est vrai en l’occurrence que des personnes qui ne vivent pas dans cette ville mais y travaillent ont été lourdement pénalisées parce que suspectées de vouloir manifester leur mécontentement.

Un nouvel appel au rassemblement ce week-end à St-Gall circule ces jours-ci sur les réseaux sociaux. Espérons une autre approche de la part du gouvernement et des forces de police. La répression brutale ne fait qu’accélérer la spirale de la violence.

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