La joie au temps du corona

Publié le 3 février 2021

Un tableau du peintre français Robert Delaunay: «Rythme, joie de vivre», 1930. – © DR

Ce n’est pas l’histoire de «L'Amour aux temps du choléra», célèbre roman du colombien Gabriel García Márquez, mais peut-être pouvons-nous nous en inspirer pour chercher, avec le même désespoir amoureux que le héros de l’histoire, un parfum d’amour et de joie dans la crise profonde que nous traversons.

Avant de déployer notre baguette de sourcier et nous enfoncer dans la morosité ambiante pour y trouver le moindre indice de bonheur, peut-être est-il utile de définir la joie, en tout cas pour moi.

La joie, c’est sentir sa propre lumière. C’est percevoir que nous sommes plus qu’une taille de vêtement, un sac de peaux, un objet de consommation ou un corps rentable. C’est trouver mille occasions de se faire du bien en faisant plaisir, en saupoudrant nos échanges d’esprit et de matière. Pour capter cette lumière en pleine crise économique et sociale, quelques en soient les causes, il faut reprendre possession du réel. Entendez, la vraie vie!

La fin d’un long sommeil?

Nous sommes depuis si longtemps endormis par un système dont nous consentons toujours plus qu’il réfléchisse à notre place, que nous avons oublié le goût de la saveur d’exister à partir de notre propre autorité. Le système techno-bureaucratique règle nos existences comme le rouage d’une grande horloge bien huilée et les mesures sanitaires autour du Coronavirus n’ont plus rien d’une maintenance salutaire, mais plutôt d’une remise à zéro des compteurs pour nous rendre encore plus dociles et corvéables. On brise le lien social qui rend les humains vivants, on leur casse les os pour en faire des marionnettes, on les rend malades pour les soigner ensuite.

Alors comment rester debout et souverain? Comment garder ou retrouver la fraîcheur de nos journées quand on nous prive de chaque espace, où nous pouvons exprimer notre véritable nature qui est celle d’aimer, de partager, de se donner, de réconforter et de se prendre dans les bras? Comment rester le conquérant de soi-même quand le terrain de notre existence est réduit à néant? Nous sommes peu à peu comme des oiseaux sans branche, des poissons sans océans, des arbres sans terre ou des plantes vertes qui crèvent dans un pot trop petit pour elles… Où trouver de l’air et du vent, des fenêtres ouvertes et des horizons bleus? Réponse: dans la seconde… A chaque seconde où nous accomplissons un geste ou une action par amour. D’abord pour soi et ensuite pour le monde. Ce que nous faisons de nos secondes, personne ne peut nous le voler. L’attention et l’intention que nous mettons dans nos mots, nos gestes et nos actions constituent notre seul espace de liberté inviolable. Et c’est pour cela que certains prisonniers peuvent vivre un état de grâce en détention. Dans cette immense prison totalitaire dans laquelle on tente de nous enfermer, nous pouvons encore garder la clé de la porte. Cette clé, c’est la conscience et la tendresse humaine que l’on dispense ici et là, comme un semeur de grains.

Ces petits héros ordinaires

Et mes journées sont faites de rencontres avec des hommes et des femmes ordinaires extraordinaires qui ont fait le choix de rester couronnés ou de se couronner à chaque instant. Entre l’esclavage et la royauté, ils ont choisi. Le coronavirus porte bien son nom. Il est venu nous replacer sur notre trône. Et je suis infiniment touchée par tous ces minuscules actes de rébellion dont je suis témoin aujourd’hui. Sans violence, mais avec discrétion et délicatesse.

Yannick, qui refuse de porter le masque, a partagé ses valeurs avec un contrôleur de train zélé. Elle l’a fait avec une telle bienveillance que leur discussion a fini sur un éclat de rire, une accolade et une signature de plus pour le referendum contre la prolongation de la loi d’urgence Covid-19 en Suisse. Victoire.

Luca, un jeune policier italien, refuse d’appliquer l’amende de 400 euros à ceux qui ne portent pas de masques. Pour ne pas tirer sur l’ambulance et mettre à genoux des citoyens toujours plus démunis. Victoire.

Nathalie a expliqué à un écolier masqué et apeuré qu’un sourire était une plus grande protection que la peur et la distanciation sociale. Depuis, il lui sourit chaque matin en retour. Victoire.

Matthias, gérant d’une grande ferme agricole, prend le temps de donner de l’écoute et de l’empathie aux livreurs et chauffeurs en perte de repères qui sont de passage chez lui. Il détecte en eux ce qui vibre encore, une braise encore tout juste allumée pour souffler dessus avec douceur et confiance, avec l’appétit de vivre malgré tout. Il ne les laisse jamais repartir sans avoir réussi à réanimer en eux un peu de confiance et de courage. Victoire.

En réponse à une artiste qui informait son groupe d’élèves de l’annulation d’un cours, de la fermeture de son atelier par ordre fédéral et qui demandait aux élèves s’ils souhaitaient néanmoins y participer, Jean-Maurice a répondu: «Booster mon immunité en cultivant les liens du cœur et participer ainsi à l’effort collectif contre la pandémie me paraît prioritaire. C’est donc avec grand plaisir et détermination que je viendrai honorer notre rendez-vous habituel.» Le cours a été maintenu grâce à la solidarité et au bon sens des participants qui ont tenu à soutenir l’activité de cette femme. Victoire.

Amy et tant d’autres éclaireuses, consacre ses journées à nous sensibiliser à une alimentation vivante et produite en conscience. Quand j’ai goûté ses savoureuses lasagnes végétariennes, sa soupe crue au curry et poivrons, mon palais s’est souvenu de l’abondance de notre Terre-mère. Elle m’a fait prendre conscience combien il était important d’offrir à son corps ce qu’il y a de meilleur et de plus sain. Victoire.

Hubert lâche sa grosse clé anglaise et sort la tête du capot chaque fois qu’il voit des enfants passer devant son garage. Alors il sort son accordéon et pousse la chansonnette pour éveiller des étoiles dans leurs yeux. Victoire.

Corinne et sa famille ont transformé leur vieux moulin uniquement avec des objets récupérés. Elle a décoré ses salles de bain, en taillant une à une des milliers de mosaïques de couleurs pour entourer ses enfants de féérie et contrebalancer la peur qui rôde sur la collectivité. Victoire.

Valérie offre «l’école à la maison» à son fils pour qu’il reste un enfant émerveillé et libre. Afin qu’il ne serve pas de garde-manger à un système prédateur qui l’attend à la sortie de son cursus académique ou son apprentissage. Victoire.

Marianne a été recherché sa mère de 84 ans, «prisonnière» d’une unité spéciale Covid, après 15 jours de maltraitance, de solitude extrême, privée de visites et sous-alimentée. «C’est bestial! Les prisonniers sont mieux lotis que moi! Je suis dans une morgue», lui avait-elle avoué. Malgré l’objection des médecins, Marianne a ramené sa maman chez elle pour l’entourer d’amour et de tendresse. «Si tu ne m’avais pas sorti de cet hôpital, je serais morte», lui a dit sa mère qui a repris ses forces et vit à nouveau chez elle, heureuse et autonome. Victoire.

Alexandre, conseiller aux services sociaux, rencontre tous les jours des chômeurs «déshabités» et perdus. Le système cherche à les remettre au travail en les enfilant dans des cases, comme des restes dans un Tupperware. Il faut que ça rentre, c’est tout. C’est l’homme qui doit rentrer dans la machine. Ce n’est pas la machine qui est mise au service de l’homme. Mais Alexandre, presque en cachette, leur demande d’abord: «Qu’est-ce que vous aimez? Qu’est-ce qui vous met en joie?» Alors leurs yeux s’allument avec la surprise d’avoir été vu et traversé par l’amour d’un être humain. Victoire.

Dani poursuit en justice le curateur et les auxiliaires de santé de son père qui vient de décéder. Pourquoi? Parce que ceux qui auraient dû l’entourer respectueusement de leurs soins, l’ont humilié. Dani a reçu, d’un anonyme, des photos du corps de son père défunt, sur son lit, avec des pinces à linges sur son sexe. Comme ça, juste pour rire. Pour la mémoire de son papa et pour que cela ne se reproduise plus, il a décidé d’agir. Victoire.

C’est ainsi que peut se vivre la joie au quotidien, en semant de petits cailloux de fraternité et de souveraineté. Afin de retrouver son chemin pour soi-même et pour les autres. Être dans sa joie, c’est savourer la vie réelle qui se tapit derrière chaque battement de paupière, dans la visite d’une mésange sur notre balcon, un ciel de nuages, une étreinte furtive, ou même une discussion animée entre amis avec des avis différents.

Chaque petite oasis de conscience et de dignité, chaque pas amoureux que nous accomplissons au quotidien, constitue un trou de plus dans le filet planétaire déshumanisé que l’on jette au-dessus de nous comme sur de fragiles papillons.

Or, ce qu’il faut savoir, c’est qu’il n’y a jamais de mailles assez serrées pour enfermer la grandeur de l’Homme qui s’est reconnu dans sa Beauté.

Victoire.

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