Initiative «de limitation» balayée, chantier ouvert

Publié le 7 octobre 2020

La frontière franco-suisse (douane de Moellesulaz). – © bobbsled – CC by Flickr

Rendre acceptable le projet d’accord institutionnel est à portée de main des partenaires sociaux.

Un article de Jean-Daniel Delley1 publié par Domaine Public le 1er octobre 2020


On peut certes se réjouir du rejet de l’initiative populaire dite «de limitation», visant en réalité la fin de la libre circulation des personnes. Mais pas trop tout de même. Près de 40 % du corps électoral ont soutenu ce qui devait conduire à l’érosion des accords bilatéraux. Et seuls 16 % seraient prêts à ratifier l’accord-cadre que réclame Bruxelles, indispensable à la poursuite et au développement de nos relations avec l’Union européenne. 

C’est dire que nous sommes encore loin de disposer des éléments juridiques et institutionnels propres à formaliser et stabiliser notre appartenance au marché unique.

D’autant plus que la belle unanimité qui a permis de contrer l’initiative de l’UDC s’est éclipsée à l’issue de la votation de dimanche dernier. Si certaines organisations économiques comme Swissmem (industries des machines) prônent une ratification rapide de l’accord institutionnel, d’autres – les syndicats et l’Usam (arts et métiers) notamment penchent pour une renégociation. 

Le président de l’USS, Pierre-Yves Maillard, exige même que les mesures d’accompagnement soient exclues de cet accord. Avant même la récente votation, l’ancien conseiller fédéral Johann Schneider-Ammann a mis en question le mécanisme de résolution des conflits, une atteinte inacceptable à la souveraineté helvétique, il est rejoint sur ce point par le président du PDC. Bref une belle cacophonie.

Le beurre et l’argent du beurre

Sur la souveraineté tout d’abord. La critique ne tient pas la route pour peu qu’on comprenne ce qui est en jeu. La Suisse a demandé de participer au marché unique. S’offusquer du rôle qui reviendrait à la Cour européenne de justice dans le règlement des litiges, c’est ignorer ce statut de demandeur. 

C’est comme si Paul sollicitait une place dans un jeu dont les règles ont été établies préalablement et refusait de les respecter. La Suisse, avec la mise en place d’un tribunal arbitral, a déjà obtenu une procédure ad hoc dont ne bénéficient pas les membres de l’UE.

Sur les autres points de l’accord contestés ensuite. La citoyenneté européenne qui ouvre des droits sociaux aux ressortissants de l’Union résidant en Suisse n’est pas mentionnée dans le projet d’accord. Oui mais, rétorquent les critiques, Bruxelles en exigera assurément l’application ultérieurement. C’est possible, mais alors nous la négocierons et la refuserons le cas échéant. On ne peut dans un tel accord figer toutes les situations possibles et imaginables dans les prochaines décennies.

Quant aux aides publiques, elles énervent les cantons dont les banques bénéficient d’une garantie de l’État. Or cette garantie n’a plus de raison d’être (DP 2246).

Mesures d’accompagnement, ça grince

Les mesures d’accompagnement enfin qui cristallisent les critiques. Elles ont à coup sûr facilité l’acceptation de l’accord sur la libre circulation des personnes, préservant le marché du travail helvétique d’une sous-enchère salariale et garantissant le respect des standards sociaux. Mais ici il faut bien distinguer de quels travailleurs on parle. 

Les travailleurs détachés tout d’abord, autorisés à exercer leur activité durant trois mois sur le territoire suisse (norme intra européenne : douze mois). Les syndicats s’arqueboutent sur le délai de 8 jours, intervalle entre l’annonce du travail à effectuer et son exécution. Ils tiennent également dur comme fer à la caution imposée aux entreprises étrangères, garantie financière pour le cas où ces dernières seraient sanctionnées pour non-respect du droit du travail. 

Bruxelles considère à juste titre que ces mesures instituent un protectionnisme déguisé, destiné à décourager la venue des artisans du Bade-Wurtemberg, par exemple. Un délai de quatre jours ouvrables devrait suffire et la solution autrichienne pourrait remplacer l’exigence de la caution : rendre le donneur d’ordre suisse responsable des éventuelles violations des conditions de travail de l’entreprise qu’il a commanditées.

Les travailleurs européens, frontaliers ou résidents ensuite. Bruxelles insiste sur l’égalité de traitement de tous les salariés, indigènes et communautaires. À cet égard, la Suisse dispose des moyens propres à combattre les sous-enchères de tous ordres, sans faire porter le poids des exigences et des contrôles sur les seuls travailleurs communautaires. 

Faire ce qu’il faut faire

En premier lieu il s’agit de multiplier les conventions collectives de travail (CCT) qui couvrent actuellement moins de la moitié des salariés, trop souvent sans fixation d’un salaire minimum, et d’en faciliter la déclaration de force obligatoire; d’augmenter le nombre des contrats-type avec salaire minimum dans les branches sans CCT; de renforcer la protection des travailleurs âgés contre les licenciements; de renforcer les contrôles du respect de ces conventions, trop de cantons ne prenant pas au sérieux cette tâche.

Voilà à quoi les partenaires sociaux devraient sans tarder se consacrer, car l’accord-cadre n’a aucune chance en votation populaire sans mesures d’accompagnement efficaces: trouver des solutions helvétiques plutôt que de revendiquer des concessions que l’Europe ne nous accordera pas. 

À défaut, les accords bilatéraux perdront progressivement de leur substance, et avec eux les mesures d’accompagnement. Une évolution qui nuira aussi bien aux salariés qu’aux entreprises.


1 Jean-Daniel Delley est Professeur retraité de la Faculté de droit de l’Université de Genève, spécialiste de la démocratie directe et de méthode législative. Ancien président de la Commission externe d’évaluation des politiques publiques du canton de Genève.

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