Ceux qui menacent la liberté de la presse en Suisse

La COOP édite un magazine life style distribué tous les vendredis avec 20 Minuten.
Un article de Philipp Albrecht, paru sur le site Republik
Pendant des années, j’ai écrit des articles critiques sur le commerce de détail suisse, naturellement surtout sur les deux géants, Migros et Coop. En règle générale, je n’ai pas eu de problème avec eux, même si parfois des représentants de leurs directions interpellaient directement mon éditeur, ou me menaçaient de le faire.
Ce genre de pressions a induit une obéissance anticipée de la part des rédacteurs-en-chef aux demandes de ces deux grands distributeurs. Cependant, mes supérieurs ne se sont pas tous laissé intimider. Les meilleurs d’entre eux ont tout au plus haussé les épaules face aux pressions qui visaient à atteindre la liberté de la presse.
Aujourd’hui, Coop passe à la vitesse supérieure. Le 18 août, l’entreprise a annoncé le lancement du magazine «Coopzeitung Weekend». Il sera joint tous les vendredis au journal gratuit 20 Minuten. Selon le distributeur, le nouveau magazine offrira des sujets de lifestyle, sur les tendances, concernant les jeunes et ceux qui veulent le rester. Des recettes de cuisine aussi, des conseils sur le mode de vie et la durabilité, des idées, des concours et des puzzles. Le public cible est jeune.
La bonne nouvelle est que les textes ne sont pas écrits par des journalistes de 20 Minuten, mais par des employés de Coop. La mauvaise, que le détaillant persiste à enfoncer un aiguillon empoisonné dans la chair de la presse indépendante.
Camouflage journalistique
Acheter de larges surfaces publicitaires dans 20 Minuten n’est pas un phénomène nouveau pour les entreprises. Mais un supplément publicitaire hebdomadaire, présenté sous un camouflage journalistique, c’est une étape d’un autre calibre. Concrètement, Coop se présente maintenant, semaine après semaine, sur seize pages, au centre du quotidien le plus lu du pays. On peut supposer que cette omniprésence va renforcer l’obéissance anticipée de la rédaction de 20 Minuten.
Il est tout à fait possible que Coop profite de la baisse de la publicité dans la presse suisse, qui dure depuis des années mais s’est nettement accélérée pendant la crise sanitaire, pour obtenir des reportages moins critiques. Pendant des décennies, Coop et Migros ont été les deux plus grands annonceurs dans les médias suisses, et leur influence ne fait aucun doute. Sur la base des chiffres de Media Focus, Republik a démontré au début de 2019 à quel point les journaux dépendent de la manne publicitaire des deux géants de la distribution: entre 20 et 50% du total de la publicité imprimée provenait de Migros et de Coop.
En cas de conflit, les éditeurs ne prennent généralement pas le parti de leur rédaction, plutôt celui des annonceurs. Comme le disait il y a quatre ans Markus Somm, alors éditeur et rédacteur en chef de la Basler Zeitung: «Lorsque Migros met une annonce dans mon journal, il n’est pas utile de la retirer bêtement.» Hanspeter Lebrument, le directeur de Somedia en Suisse orientale, l’avait soutenu sans hésitation: «En tant qu’éditeur, vous ne pouvez pas jouer au héros et ennuyer un client important pour le journal.»
Entre-temps, la situation financière des entreprises médiatiques a atteint un point critique. Dans de nombreuses maisons d’édition, même des mois après le début de la crise du coronavirus, les collaborateurs sont toujours en chômage partiel et les journaux ont nettement baissé leur pagination. Dans les espaces qui accueillaient auparavant des publicités rémunératrices se trouvent aujourd’hui des annonces personnelles non payantes qui servent de bouche-trou. Les mauvaises nouvelles concernant le monde des médias se succèdent régulièrement: la semaine dernière, la Schweizer Illustrierte a annoncé des suppressions d’emplois, cette semaine CNN Money Switzerland ferme. La diversité disparaît au profit de la concentration des médias.
Confusion des genres
En ces temps incertains, il est logique, du point de vue des grands distributeurs, de rechercher la proximité avec les grands éditeurs de presse. Elle s’est progressivement développée au cours de la dernière décennie. Par exemple, dans le cadre d’une coopération entre Coop et Ringier-Axel Springer, la rédaction de la Schweizer Illustrierte produit chaque semaine une page consacrée aux célébrités dans la Coopzeitung; en contrepartie, Coop fournit du contenu pour le magazine SI Green.
C’est au niveau des collaborateurs que Migros a récemment renforcé sa proximité avec les médias. Récemment, Christoph Tonini a fait son entrée au conseil d’administration du distributeur. Il restera cependant membre du conseil d’administration du groupe Tamedia qu’il a dirigé pendant sept ans. La connexion Migros-Tamedia n’est pas bien accueillie par les journalistes économiques qui écrivent pour le Tages-Anzeiger, le Bund ou le SonntagsZeitung. Ils craignent des pressions.
Heureusement, contrairement à de nombreuses régions du monde, la presse n’est pas menacée par l’Etat en Suisse. Par contre, elle l’est par la direction des grands détaillants.
Seuls ceux qui se libèrent de la dépendance de la publicité deviendront indépendants.
Lire l’article original sur le site Republik
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