A quand le réveil des parlementaires?

Montesquieu rappelait dans De l’Esprit des lois, publié discrètement à Genève en 1748, les principes les plus raisonnables de la démocratie. Qui répartit les pouvoirs entre le gouvernement, le parlement et l’ordre judiciaire. Les parlementaires, selon lui, n’étaient pas là pour contredire le pouvoir – à l’époque il était monarchique -, mais l’informer, le conseiller, l’amender au besoin.
Ce que précisément les nôtres n’ont pas fait. A la différence de leurs collègues de tous les pays qui nous entourent, leur premier souci, au début de la pandémie, a été de courir aux abris.
Pendant les deux mois où le Conseil fédéral a dirigé le pays sous le régime des pleins pouvoirs, même les commissions spécialisées ne siégeaient plus, à de rares exceptions près. Les capitaines ont certes mené maintes consultations, au-delà des experts médicaux surtout avec les milieux économiques et les syndicats. Aujourd’hui, le chef du PS, Christian Levrat admet que les Chambres se sont mises hors du champ d’action de leur propre initiative. Il déclare aujourd’hui: «nous ne devons pas limiter les compétences d’urgence du Conseil fédéral mais nous devons faire en sorte que le Parlement ne se mette pas lui-même hors jeu et qu’il exerce sa responsabilité.» En clair: après le temps du blabla, disons quelque chose.
Il faut dire que comme les autres chefs de groupe, il est mis sous pression par quelques fortes personnalités qui en ont assez de jouer les moutons à peine bêlants. Avec en tête, un spécialiste, le conseiller aux Etats bernois Hans Stöckli et le conseiller national UDC zurichois Alfred Heer. Foin des barrières idéologiques. Il s’agit de réagir à l’exercice d’un pouvoir virant à l’autoritarisme, appuyé sur une bureaucratie éloignée des réalités qui interfère dans les gestes et comportements de chacun, de chaque entreprise, à tort ou à raison. Un autre député n’a pas mâché ses mots, le conseiller aux Etats, Andrea Caroni (libéral radical): «Pendant cette crise, le Conseil fédéral m’est apparu comme les compagnons du « Seigneur des anneaux »… Quelques-uns ont été saisis par le flash du pouvoir.»
Selon la Sonntagszeitung, plusieurs idées surgissent. L’UDC Heer souhaite que désormais l’état d’urgence ne puisse être décrété qu’avec l’assentiment des deux tiers du parlement. Le socialiste Wermuth propose qu’en de telles circonstances, les députés siègent en permanence pour faire entendre la voix du peuple. Son collègue de parti Stöckli voudrait que le gouvernement s’appuie une délégation des «meilleures têtes» des Chambres. Le PDC Philip Bregy aimerait que la commission juridique ait le fin mot sur tout. Quant au Vert Balthasar Glättli, il n’a rien trouvé de mieux que de suggérer le recours au Tribunal fédéral pour examiner les décisions gouvernementales. Difficile de démissionner davantage encore de son rôle.
Ce débat traduit en fait le malaise des partis. Ils voient maintenant une partie de l’opinion publique suisse alémanique qui se rebelle, manifeste même, pour réclamer le respect des libertés publiques. Chez ces mécontents, il n’y a pas que des «complotistes», ce mot-valise envoyé à tort et à travers à la figure des gens qui n’approuvent pas toutes les décisions tombées d’en-haut. Alors qu’elles affectent les moindres détails de notre vie quotidienne. Et les manifestants de rues ne sont pas seuls à dire leur inquiétude. La NZZ publie un commentaire fort fâché du professeur de droit constitutionnel Andreas Kley. Pour lui, le Conseil fédéral a pris un chemin juridique et politique dangereux. Et il demande des comptes: il s’agira pour les autorités de justifier plus précisément comment et pourquoi ont été prises les mesures d’urgence.
Il est frappant de voir ces parlementaires pétris de politique qui ont mis et mettent encore dans leur poche leurs convictions respectives. A droite, ils n’ont pas bronché devant une concentration extrême du pouvoir entre les mains de l’Etat et de l’administration fédérale. Ils ne se sont guère engagés non plus pour obtenir une meilleure indemnisation des pertes subies par les indépendants, pourtant portés par l’esprit d’entreprise applaudi dans cette famille. A gauche, on s’est efforcé, non sans raisons, de veiller à ce que le chômage partiel atténue le choc pour les salariés, mais on n’a pas levé le petit doigt pour venir en aide aux plus défavorisés, les sans-papiers, la cohorte des travailleurs et travailleuses au noir dépourvus de droits. Alors qu’ils sont dans la panade par la faute de leurs employeurs qui profitent éhontément de cette main d’œuvre corvéable à merci. L’embarras de beaucoup était manifeste devant les images de la queue genevoise pour les repas gratuits. Elles ont fait le tour du monde. Tandis que le bonimenteur de la perfection helvétique, Nicolas Bideau, affirmait que «l’image de la Suisse sort renforcée de la crise».
Seule l’UDC est restée fidèle à elle-même: engagée en faveur du redémarrage de l’économie, surtout celle des gros, poussant des hauts cris devant les milliards de la relance et applaudissant la fermeture des frontières par idéologie plus que par bon sens sanitaire. Ses membres les plus responsables ne brandissent pas trop haut leur carte de parti.
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Quant aux Verts, totalement absents du débat, ils se sont tus ou alors ont mâché à voix basse leur ritournelle sur le «monde d’après» idéalisé à leurs convenances. A mille lieues des réalités.
Celles-ci pourtant se rappellent à notre attention, si durement à tant d’égards. Au plan économique, au plan social et culturel, au plan intime même. Les blessures feront mal encore longtemps. Plus que jamais, nous aurions besoin, aux affaires publiques, de personnalités qui réfléchissent et ne se contentent pas d’opiner du bonnet, qui parlent haut et clair. En toute liberté. Ce mot chéri, dont, peut-on espérer, nous n’avons pas perdu le goût dans l’épreuve.
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