A quand le réveil des parlementaires?

Publié le 20 mai 2020
L’histoire suisse gardera de la crise du Covid-19 une galerie de héros, des plus éminents aux plus humbles. Des pères sanitaires de la nation jusqu’aux vendeuses et modestes travailleurs qui n’ont pas cessé le travail, en passant par les pontes de la médecine et le personnel hospitalier. Il y manquera cependant des acteurs qui auraient pu se manifester: les parlementaires. Certes ils ont finalement fait un peu de figuration sous un coûteux chapiteau improvisé, pour une assemblée des béni-oui-oui. Mais leur rôle dans toute l’affaire a été égal à zéro. Se réveilleront-ils?

Montesquieu rappelait dans De l’Esprit des lois, publié discrètement à Genève en 1748, les principes les plus raisonnables de la démocratie. Qui répartit les pouvoirs entre le gouvernement, le parlement et l’ordre judiciaire. Les parlementaires, selon lui, n’étaient pas là pour contredire le pouvoir – à l’époque il était monarchique -, mais l’informer, le conseiller, l’amender au besoin.

Ce que précisément les nôtres n’ont pas fait. A la différence de leurs collègues de tous les pays qui nous entourent, leur premier souci, au début de la pandémie, a été de courir aux abris.

Pendant les deux mois où le Conseil fédéral a dirigé le pays sous le régime des pleins pouvoirs, même les commissions spécialisées ne siégeaient plus, à de rares exceptions près. Les capitaines ont certes mené maintes consultations, au-delà des experts médicaux surtout avec les  milieux économiques et les syndicats. Aujourd’hui, le chef du PS, Christian Levrat admet que les Chambres se sont mises hors du champ d’action de leur propre initiative. Il déclare aujourd’hui: «nous ne devons pas limiter les compétences d’urgence du Conseil fédéral mais nous devons faire en sorte que le Parlement ne se mette pas lui-même hors jeu et qu’il exerce sa responsabilité.» En clair: après le temps du blabla, disons quelque chose.

Il faut dire que comme les autres chefs de groupe, il est mis sous pression par quelques fortes personnalités qui en ont assez de jouer les moutons à peine bêlants. Avec en tête, un spécialiste, le conseiller aux Etats bernois Hans Stöckli et le conseiller national UDC zurichois Alfred Heer. Foin des barrières idéologiques. Il s’agit de réagir à l’exercice d’un pouvoir virant à l’autoritarisme, appuyé sur une bureaucratie éloignée des réalités qui interfère dans les gestes et comportements de chacun, de chaque entreprise, à tort ou à raison. Un autre député n’a pas mâché ses mots, le conseiller aux Etats, Andrea Caroni (libéral radical): «Pendant cette crise, le Conseil fédéral m’est apparu comme les compagnons du « Seigneur des anneaux »… Quelques-uns ont été saisis par le flash du pouvoir.»

Selon la Sonntagszeitung, plusieurs idées surgissent. L’UDC Heer souhaite que désormais l’état d’urgence ne puisse être décrété qu’avec l’assentiment des deux tiers du parlement. Le socialiste Wermuth propose qu’en de telles circonstances, les députés siègent en permanence pour faire entendre la voix du peuple. Son collègue de parti Stöckli voudrait que le gouvernement s’appuie une délégation des «meilleures têtes» des Chambres. Le PDC Philip Bregy aimerait que la commission juridique ait le fin mot sur tout. Quant au Vert Balthasar Glättli, il n’a rien trouvé de mieux que de suggérer le recours au Tribunal fédéral pour examiner les décisions gouvernementales. Difficile de démissionner davantage encore de son rôle.

Ce débat traduit en fait le malaise des partis. Ils voient maintenant une partie de l’opinion publique suisse alémanique qui se rebelle, manifeste même, pour réclamer le respect des libertés publiques. Chez ces mécontents, il n’y a pas que des «complotistes», ce mot-valise envoyé à tort et à travers à la figure des gens qui n’approuvent pas toutes les décisions tombées d’en-haut. Alors qu’elles affectent les moindres détails de notre vie quotidienne. Et les manifestants de rues ne sont pas seuls à dire leur inquiétude. La NZZ publie un commentaire fort fâché du professeur de droit constitutionnel Andreas Kley. Pour lui, le Conseil fédéral a pris un chemin juridique et politique dangereux. Et il demande des comptes: il s’agira pour les autorités de justifier plus précisément comment et pourquoi ont été prises les mesures d’urgence.

Il est frappant de voir ces parlementaires pétris de politique qui ont mis et mettent encore dans leur poche leurs convictions respectives. A droite, ils n’ont pas bronché devant une concentration extrême du pouvoir entre les mains de l’Etat et de l’administration fédérale. Ils ne se sont guère engagés non plus pour obtenir une meilleure indemnisation des pertes subies par les indépendants, pourtant portés par l’esprit d’entreprise applaudi dans cette famille. A gauche, on s’est efforcé, non sans raisons, de veiller à ce que le chômage partiel atténue le choc pour les salariés, mais on n’a pas levé le petit doigt pour venir en aide aux plus défavorisés, les sans-papiers, la cohorte des travailleurs et travailleuses au noir dépourvus de droits. Alors qu’ils sont dans la panade par la faute de leurs employeurs qui profitent éhontément de cette main d’œuvre corvéable à merci. L’embarras de beaucoup était manifeste devant les images de la queue genevoise pour les repas gratuits. Elles ont fait le tour du monde. Tandis que le bonimenteur de la perfection helvétique, Nicolas Bideau, affirmait que «l’image de la Suisse sort renforcée de la crise».

Seule l’UDC est restée fidèle à elle-même: engagée en faveur du redémarrage de l’économie, surtout celle des gros, poussant des hauts cris devant les milliards de la relance et applaudissant la fermeture des frontières par idéologie plus que par bon sens sanitaire. Ses membres les plus responsables ne brandissent pas trop haut leur carte de parti.


Lire aussi: L’économie ou la santé? Absurde question


Quant aux Verts, totalement absents du débat, ils se sont tus ou alors ont mâché à voix basse leur ritournelle sur le «monde d’après» idéalisé à leurs convenances. A mille lieues des réalités.

Celles-ci pourtant se rappellent à notre attention, si durement à tant d’égards. Au plan économique, au plan social et culturel, au plan intime même. Les blessures feront mal encore longtemps. Plus que jamais, nous aurions besoin, aux affaires publiques, de personnalités qui réfléchissent et ne se contentent pas d’opiner du bonnet, qui parlent haut et clair. En toute liberté. Ce mot chéri, dont, peut-on espérer, nous n’avons pas perdu le goût dans l’épreuve.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer