Cessons l’épicerie comptable!

Publié le 15 mai 2020
L'interdiction des grands rassemblements empêche une bonne partie du monde culturel suisse de reprendre ses activités, comme tant d'autres secteurs peuvent le faire progressivement depuis le 11 mai. Leur indemnisation est kafkaïenne. Cessons l'épicerie comptable, aidons les artistes en leur versant 4000 francs par mois tant qu'ils ne pourront pas retrouver les planches, les festivals ou les salles.

Ils sont le sel de nos vies. Mais les artistes butent sur des procédures kafkaïennes pour être aidés, et au bout du labyrinthe ils reçoivent des montants dérisoires, une sorte d’aumône publique (comme nous le narre l’édifiante enquête de 24Heures du 15 mai). C’est si simple de renflouer une compagnie d’aviation, mais si compliqué apparemment de calculer ce que les saltimbanques «méritent» de recevoir pour leurs cachets perdus…

On aide l’aviation sans condition, car infrastructure essentielle à la reprise de nos activités commerciales, rien à redire. Pourquoi ne pas appliquer aux milieux culturels et de l’événementiel la même simplicité? Nous sont-ils moins essentiels? Qui oserait sérieusement prétendre cela?

Alors, une idée: que la Confédération verse à tous ceux qui sont désormais dans la mouise, et qui, rappelons-le, n’en sont pas le moins du monde responsables, 4000 francs par mois, tant que leurs activités ne peuvent pas reprendre (car l’interdiction des grands rassemblements n’est pas près d’être levée). En contre-partie, les bénéficiaires s’engageraient à aller se produire dans les homes pour personnes âgées, offriraient concerts, performances, animations, ou promenades aux autres grands sacrifiés de la lutte contre le COVID-19, cloîtrés de force durant deux mois.  

Une opération de solidarité contre l’adversité.

Une opération transgénérationnelle, après des semaines où l’on a opposé les âges.

Une opération de convivialité contre le confinement des esprits.

Les attentats terroristes de 2015 nous l’avaient fait percevoir: la convivialité, le plaisir d’être ensemble sur une terrasse ou dans une salle de concert étaient visés. A sa manière, la pandémie COVID-19 a le même effet. Elle empêche les rassemblements joyeux et fraternels. Et elle va jeter dans la misère toute une industrie culturelle et créative autour de laquelle, chacun selon ses goûts, nous aimons nous retrouver. N’ajoutons pas à la tragédie des morts du COVID-19 un darwinisme social cynique à l’égard des milieux culturels. 

Dans les mois à venir, pour gérer la catastrophe sociale, les pouvoirs publics vont devoir accomplir un travail fastidieux afin d’établir les dossiers, calculer les indemnités. Il va y avoir un gros engorgement, des besoins de forces supplémentaires. Pourquoi ne pas l’éviter en accordant une compensation forfaitaire de la perte de gains?  Plutôt que d’investir dans la gestion de la crise, accordons une aide directe sans chipoter. Le principe pourrait s’étendre à d’autres victimes de la crise, que notre filet social rafistolé pour faire face aux effets économiques du virus, n’a pas été en mesure de secourir convenablement. 

Essayons une fois dans ce pays de sortir de l’épicerie comptable et de nous montrer grands, généreux!  

Et que l’on ne vienne pas dire que certains pourraient en «profiter». En temps normal, c’est toute la société qui profite des artistes. Nos étés sont une suite de festivals de toutes sortes que nombre de politiciens fréquentent avec assiduité. Cet «arrosage», comme disent tous ceux qui veulent toujours que les aides soient ciblées au millimètre près, serait au demeurant un excellent stimuli pour un rebond de la croissance. Car les gens aux statuts précaires dépensent l’argent, là où d’autres ont les moyens de thésauriser. 

Par le confinement, nos autorités ont voulu éviter un surcroît de mortalité chez les personnes vulnérables. C’est l’honneur d’une société de prendre soin des plus faibles. Mais cela ne devrait pas avoir pour conséquence de laisser crever ensuite à petit feu les artistes et tous les artisans des arts du spectacle, nourriciers de nos âmes, par les ravissements ou les interrogations qu’ils sèment dans nos vies.

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