Little Richard, Johnny, le rock et nous

Little Richard était… rock’n’roll, et rien d’autre. – Little Richard sur la scène du Tulsa Greenwood Jazz Festival en 2010. © Robbie Drexhage
«A-wop-bom-a-loo-mop-a-lomp-bom-bom!» Cette suite d’onomatopées absurdes, improvisées par Little Richard lors d’une séance d’enregistrement de chansons blues qui le saoulaient, sont devenues le symbole d’un genre musical apparu progressivement depuis les années cinquante, le rock’n’roll. Tutti frutti, la chanson qui en résulte, est un grand classique du genre, peut-être le plus grand. Et elle montre une dimension inhérente au rock’n’roll, qui ne se définit pas seulement par son mélange de rhythm’n’blues, de country et de rockabilly: l’interprète. Le rock est avant tout séduisant par les bonhommes qui le portent. Little Richard est sex, donc le rock’n’roll l’est. Tout est là.
Sexe, drogue, rock’n’roll et tutti frutti
On est évidemment bien renseigné sur la vie menée par le pionnier du rock’n’roll. Né en Géorgie, il a dix-neuf ans quand son dévot de père se fait tuer devant un bar. Little, dont l’intérêt pour les garçons n’a pas été accepté par les siens, s’adonne au gospel, au rhythm’n’blues et on comprend que sa musique est certainement influencée par une profonde quête de sens et d’émancipation. De là la naissance du rock’n’roll, qui n’est pas un truc de machos, mais d’amants de la liberté tout simplement. De là l’intérêt grandissant des adolescents pour un genre qui fait écho à leurs interrogations. De là les divers excès. De là les paradoxes d’une vie qui comptera un mariage de deux ans et demi avec Ernestine Campbell et des allers-retours dans la foi, notamment du côté des adventistes du septième jour.
Même s’il est l’un des premiers – avec Chuck Berry et Fats Domino notamment – à plaire à un public qui n’est pas enfermé dans une couleur de peau, son succès croît avec les reprises. C’est ainsi que l’importation française du rock’n’roll par Johnny Hallyday contribuera à la gloire de Little Richard autant que celle-ci contribuera à la gloire de Johnny. Il ne faut pas oublier que, d’après le journaliste Daniel Lesueur, Johnny a repris plus de 360 chansons, presque toutes anglo-saxonnes, ce qui représente quasiment le tiers du répertoire du chanteur. Tutti Frutti, la chanson phare de Little Richard enregistrée en 1959, est déjà reprise en 1961 par Hallyday. Et c’est par ce standard intemporel qu’il termine son fameux concert de 1996 à Las Vegas dédié au rock’n’roll, à revoir ici.
Le rock’n’roll, ce n’est plus permis
Le rock’n’roll fait donc partie de la conscience commune européenne depuis plus de soixante ans. Or, il paraît maintenant ringard, gentillet, même fleur bleue, surtout aux yeux de la jeune génération. Pourtant, notre époque est plus pudique et beaucoup moins éprise de liberté que le monde chanté par le rock’n’roll. En effet, qu’est-ce qui est vanté dans les chansons rock ’n roll? Rouler en bagnole… mal vu actuellement sur notre continent. Fumer et boire… mal vu actuellement sur notre continent. Avoir une attitude continuellement sexuelle… mal vu actuellement sur notre continent. Sortir du cadre… mal vu actuellement sur notre continent. Voir les choses en grand… mal vu actuellement sur notre continent. Réussir économiquement… mal vu actuellement sur notre continent.
Que faut-il en déduire? Qu’un phénomène très intéressant est en route – et qu’il mériterait d’être davantage analysé: le mouvement rock était boudé par les vieux cons d’alors pour des raisons de conservatisme musical et social, et maintenant les soixante-huitards qui le louaient le boudent pour des raisons d’hygiénisme, de bien-pensance ou encore d’éloge des circuits-courts. Sans doute le jeunisme est-il aussi en question: les rockeurs étant devenus des vieux, ils ne sont plus intéressants aux yeux des idiots. L’Europe s’est tant imprégnée d’Amérique, celle-là même qu’elle a créée, qu’elle en a repris les bassesses, à commencer par tous ceux véhiculés par le protestantisme puritain; jusqu’à perdre ses grandeurs, à commencer par le rock ‘n roll.
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