La traversée des grippes

Publié le 8 mai 2020

C’est étrange de se dire «j’ai la Covid-19», on se sent moins malade que si on revendiquait la grippe avec des majuscules. – Jan Josef Horemans le Jeune (1714-1792), A sick woman with her family and attendants in an interior

Claudine Rudolph, enseignante vaudoise à la retraite, raconte ce qu’elle a vécu. Récemment et dans sa jeunesse. Recul historique utile...

Claudine Rudolph


J’ai eu la1 Covid-19, ces dernières semaines. La mienne fut assez légère ma foi, alors que beaucoup en meurent… De lourds maux de tête, des douleurs musculaires qui me réveillèrent brutalement une nuit d’il y a peu et aussi une grande difficulté à respirer. J’ai laissé un message sur le répondeur de mon Bon Docteur et le lendemain matin vers neuf heures il était là. Je n’avais aucune fièvre. Il m’a donné l’ordre de ne voir personne, après analyse il est revenu avec le verdict: «vous avez le coronavirus». Et il a aussitôt ausculté mes poumons très attentivement, a commandé des repas à domicile à déposer derrière la porte et seule une infirmière du Centre Médico Social a été autorisée à m’approcher. Il a appelé tous les jours. Pour moi il a toujours été mon Bon Docteur. Je n’ai pas réalisé que ses appels quotidiens voulaient dire en réalité: «Madame je suis très inquiet.» Il y a quelques jours, quand tout allait mieux, il m’a avoué qu’il avait eu peur. «Vous savez cette Grippe-là, à 76 ans…» On entend les majuscules autour de ce mot, c’est un mot mortel qui pèse plus que les autres.

Une autre nuit, je ne respirais plus. J’ai appelé le médecin de garde. Elle est arrivée avec une ambulance. C’était la première fois de ma vie qu’on me déposait sur un brancard, qu’on m’installait dans une telle voiture. Trois heures du matin, nous filions à travers la ville direction le CHUV. C’était presque exotique, être dans une ambulance. Etre entourée de professionnels de la santé dans un lieu qui rassure. J’avais confiance. A l’hôpital, on m’a installée dans du provisoire, on m’a surveillée, et au bout de quelques heures, un docteur a dit: «Vous n’avez pas de fièvre, vous êtes une malade en bonne santé. Vous pouvez rentrer à la maison» … en transport adapté.

C’est étrange de se dire «j’ai la Covid-19», on se sent moins malade que si on revendiquait la grippe avec des majuscules. Et pourtant, elle semble plus effrayante que les autres. On est isolé, l’entourage frémit à l’idée que cela va être très grave. A la radio, toutes les heures, on annonce le nombre de morts pays par pays. Et soudain, allongé tout seul dans sa chambre, on se sent un futur mort. Alors qu’on a l’habitude d’être un malade qui guérit.

Je me suis souvenu que j’avais eu la grippe asiatique dans mon jeune âge. J’avais douze ans. Et quelques années plus tard en 1968, j’avais 24 ans, ce fut la grippe de Hongkong. Celle qui eut raison de mon grand-père en 1919, dite espagnole. J’ai appris par la suite qu’elle fut ainsi désignée car c’est un soldat américain éleveur de canards dans un lointain Etat, mobilisé en 1917 et stationné en Espagne, qui développa le virus et en mourut avec 40 millions d’autres. A partir d’une troupe de canards!

Les suivantes, elles, nous sont venues d’Asie et ce furent aussi des volailles qui les transportèrent. Chacune de ces vagues a laissé derrière elle un million de morts. Ce matin, à la radio, on nous apprend que la Chine veut interdire à la vente et abattre tous les volatiles du pays. Les Chinois se révoltent.

Aujourd’hui, je suis guérie, je ne suis plus contagieuse. Le Bon Docteur m’a envoyé un sms: maintenant vous pouvez sortir. Je suis allée respirer, humer le printemps et prendre conscience que tout était fermé et que ma promenade ne se terminerait pas sur une terrasse à siroter une boisson délicieuse. Ils ont enlevé toutes les chaises. On ne peut s’approcher des rives du lac, ni de la plage de Lutry. Tout est condamné. L’absence de circulation automobile et ce silence m’avaient permis, durant mon alitement, de jouir du chant de tous ces oiseaux qui habitent dans les arbres alentour et que j’entends si peu. Les gens soudain ont l’air de trouver normal qu’on leur retire tout ce qui pourrait leur donner ces petits plaisirs comme s’asseoir et contempler un beau paysage, flâner le long de l’eau, j’ai ressenti un immense choc.

A l’époque, quand j’avais la grippe, ma maman me soignait diligemment. Sans masque. Il y avait alors, aussi, un Bon Docteur qui venait à la maison. Des litres de tilleul, de verveine, de camomille. Des repas légers servis sur un plateau. Des soupes de malade comme on les appelait. Les bouillons clairets se transformaient petit à petit en soupes plus revigorantes. Et en ces temps économiquement difficiles, c’étaient les seuls moments où l’on mangeait de la viande presque quotidiennement. Du foie de veau, des tranches de veau, des assiettées goûteuses et variées. Ça durait longtemps, mais on en faisait pas tout un schnabbre comme aujourd’hui. Et mon Papa rentrait du travail avec des livres. Je pense qu’il allait se servir dans une librairie d’occasion.

Nous qui sommes nés dans les années 1940, les enfants de la Guerre comme on nous appelait, nous avions déjà survécu à bien des épidémies: varicelle, rougeole, rubéole, coqueluche, scarlatine. On en mourait, de toutes ces maladies ou, au pire, on en restait aveugle, sourd. Pour nous les filles, la rubéole était incontournable et le jour où elle arrivait, les mamans poussaient un soupir de soulagement. Le risque du bébé handicappé mental était écarté.

Puis il y eut la poliomyélite. Je fus épargnée. C’était terrible. Elle arriva durant un été caniculaire. Nous avions interdiction d’aller nager dans le lac. Nous les enfants d’Ouchy, en cachette, on s’esquivait en courant à toute vitesse, vite sauter tout nus dans le port de l’Union Nautique Ouchy Lausanne, entre les bateaux… Cette épidémie tétanisa tout le pays. Peu s’en souviennent.

Ma cousine Lorette l’avait attrapée et elle, elle ne nagea pas, elle en resta paralysée des jambes.

Toutes les écoles étaient fermées. Quelques temps plus tard, on nous a alignés en liquette et en petite culotte blanche dans l’infirmerie de l’Ecole de la Croix d’Ouchy. D’abord tous les garçons, puis toutes les filles. Des infirmières armées de grandes seringues inoculaient le vaccin de la polio dans nos dos courbés. On était stupéfait, fasciné par la dimension de l’aiguille et on attendait la Douleur en silence.

Puis le vaccin Salk arriva: un liquide rose qu’on avalait d’une gorgée dans un petit godet jetable.

Aujourd’hui nous ne pouvons rien faire d’autre que d’y penser. Pour échapper à la mort, tout a changé: notre vie, nos us et coutumes, nos habitudes, nos réflexes quotidiens, nos célébrations. Dimanche prochain la Fête des Mères: il est interdit de prendre dans ses bras ceux et celles qu’on aime, de se réunir autour de la table pour partager le repas dominical, il est interdit de vivre en toute simplicité. Peut-on apporter un cadeau? Des fleurs? Et tout le monde optempérera et cherchera longuement comment obéir aux injonctions du Conseil Fédéral pour être assis comme il faut. Propre en ordre on aurait envie d’ajouter. L’ordre militaire est respecté.


1 COVID19, apocope de COronaVIrus Disease en anglais, est employé au féminin par l’Organisation Mondiale de la Santé, mais l’usage en France, en Suisse et en Belgique notamment, a introduit le masculin. Nous accordons donc ce féminin à Claudine Rudolph, institutionellement correct. 

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