Les omissions de Biden sur le soutien turc et pétromonarchique pour Daech et al-Qaïda

Publié le 17 avril 2020
C’est désormais officiel: Joe Biden sera le prochain candidat démocrate contre Donald Trump. L’occasion pour nous de revenir sur un épisode important de sa vice-présidence, lorsqu’il déclencha la fureur de ses alliés turcs et pétromonarchiques en confirmant qu’ils avaient soutenu Daech et al-Qaïda en Syrie. Durant cette intervention à Harvard, en octobre 2014, il omit toutefois de rappeler le rôle des services spéciaux occidentaux dans cette désastreuse guerre de changement de régime. Nous allons donc revenir en détail sur ces déclarations de Biden. En effet, si elles l’ont conduit à s’excuser auprès des pays concernés, elles furent alors décrites comme des vérités par de nombreux experts et journalistes américains, qui refoulèrent eux aussi le rôle central de la CIA et de ses alliés occidentaux dans cette catastrophique opération. Cet article de Maxime Chaix est paru sur le site Deep-News.media - site d’information indépendant et fiable - le 10 avril 2020.

Maxime Chaix 


Le 2 octobre 2014, après un discours à Harvard, Joe Biden répondit à une question sur l’implication des États-Unis dans le conflit syrien. Comme l’avait rapporté TheDailyBeast.com, le Vice-président répondit que «“nos alliés dans la région ont été notre plus gros problème en Syrie (…) “Les Turcs sont de grands amis” [avec qui Washington entretenait selon lui] “une excellente relation”. Idem pour les Saoudiens et les Émiratis. Mais en ce qui concerne la Syrie et les efforts pour renverser le Président Bashar el-Assad, la politique de ces alliés a fini par contribuer à armer et à construire (…) al-Qaïda [au Levant] et, finalement, le groupe terroriste “État islamique”. “Qu’ont-ils fait [en Syrie]?”, demanda Biden à la foule. “Erdogan, les Saoudiens, les Émiratis, etc., étaient si déterminés à vaincre Assad et à mener une guerre par procuration entre chiites et sunnites, qu’ont-ils fait? Ils ont versé des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes à quiconque lutterait contre Assad – sauf que ceux qui étaient approvisionnés étaient al-Nosra et al-Qaïda, et des djihadistes extrémistes venant d’autres parties du monde”». Ces arguments nécessitent plusieurs observations. 

Tout d’abord, les alliés sunnites des États-Unis ont fini par investir bien plus que les «centaines de millions de dollars » dont parlait Biden à l’époque. En effet, comme le chercheur Christopher Davidson l’a expliqué dans mon livre publié en mars 2019, «si l’on doit prendre en compte l’intégralité des moyens mis en œuvre pour tenter de renverser Assad, nous devons en arriver à un coût d’au moins 15 milliards de dollars, voire bien plus », soulignant toutefois qu’il faudra entre «cinq et dix ans» pour avoir une idée plus précise du montant total de cet effort de guerre. Comme il l’a rappellé, «le financement des aventures étrangères de Riyad n’apparaît pas dans son budget formel, ces dépenses incluant l’aide à l’Égypte d’al-Sissi, à différentes tribus au Yémen, ainsi qu’à des groupes djihadistes en Syrie. Malgré cette opacité budgétaire, j’estime que des dizaines de milliards de dollars auraient pu être investis par les pétromonarchies du Golfe, les États-Unis et leurs alliés pour renverser Bachar el-Assad. Contrairement à l’opération Cyclone dans l’Afghanistan des années 1980 – dont la CIA et l’Arabie s’étaient partagé le financement à égalité –, l’effort budgétaire pour soutenir la guerre secrète en Syrie fut principalement assuré par les pétromonarchies du Golfe».

Cette remarque nous amène à une autre observation importante vis-à-vis des propos de Biden. En effet, tout en déplorant que les alliés sunnites des États-Unis soutiennent le djihad, le Vice-président américain oublia de préciser que la CIA était engagée depuis l’automne 2011 dans cet effort de guerre – une implication largement documentée. Avant le retrait de Bernie Sanders de la course aux présidentielles, la représentante au Congrès Tulsi Gabbard avait elle-même décidé de stopper sa campagne et de soutenir Joe Biden. Or, dans une percutante interview sur CNN, elle expliqua en octobre 2015 que l’administration Obama «et la CIA devraient stopper cette guerre illégale et contreproductive pour renverser le gouvernement syrien d’Assad et (…) rester focalisés sur le combat contre notre ennemi réel, les groupes islamistes extrémistes. (…) Actuellement, des armements [fournis par la CIA et ses alliés] vont dans les mains de nos ennemis, al-Qaïda et ces autres groupes, des groupes islamistes extrémistes qui sont nos ennemis jurés. Ce sont des groupes qui nous ont attaqués le 11-Septembre, et nous étions censés chercher à les vaincre, mais pourtant nous les soutenons avec ces armes pour renverser le gouvernement syrien». Ainsi, l’implication clandestine de la CIA dans la guerre secrète de ses alliés turcs et pétromonarchiques constitue un tel scandale qu’il est compréhensible que Biden se soit abstenu de la rappeler.

Cela nous amène à une autre observation importante. Dans son argumentaire, le Vice-président américain oublia de mentionner le rôle du Qatar dans cette opération. Or, en juin 2017, le Premier Ministre qatari reconnut qu’«en Syrie, tout le monde avait commis des erreurs, y compris [Washington]». Il ajouta que, dès les premiers stades du conflit, l’ensemble des commanditaires de Timber Sycamore s’étaient mis à «collaborer via deux salles d’opérations: l’une basée en Jordanie et l’autre en Turquie. (…) Y coopéraient différentes nations, dont certains membres du Conseil de Coopération du Golfe, soit l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Qatar, mais également les États-Unis et d’autres alliés. Et ils travaillaient ensemble dans ces bases. Nous soutenions tous ces mêmes groupes. Nous avons fait de même en Turquie». Logiquement, le Vice-président Joe Biden refoula ces «salles d’opérations» et la présence documentée de la CIA, du MI6 et de la DGSE dans cellesci. Quoi qu’il en soit, ses remarques l’amenèrent à s’excuser auprès de la Turquie, des Émirats et de l’Arabie saoudite. Il se justifia en laissant entendre que ces trois pays n’avaient pas fait exprès de soutenir la nébuleuse djihadiste anti-Assad – un argument contredit par son intervention, durant laquelle il décrivit bel et bien un appui intentionnel. 

À l’époque, de nombreux experts et journalistes américains confirmèrent la véracité des déclarations initiales de Joe Biden. Le New York Times évoqua une «erreur politique, mais pas factuelle». Le magazine Foreign Policy le décrivitcomme «le seul homme sincère à Washington». Le Post observa que «derrière la gaffe de Biden se cachent de réelles inquiétudes quant au rôle de nos alliés dans la montée en puissance de l’État Islamique». Sans surprise, nous n’avons détecté qu’un seul média grand public américain qui rappela l’implication de la CIA dans ces opérations anti-Assad, notamment en termes de fournitures d’armes. Il s’agit du site TheDailyBeast.com, qui titra son article «Biden s’excuse après avoir dit la vérité sur la Turquie, les Saoud et Daech». Cet article minimisa néanmoins le rôle de la CIA dans cette campagne. C’est normal, puisqu’il fallut attendre janvier 2016 pour découvrir que l’Agence s’était massivement impliquée aux côtés de ses alliés turcs et pétromonarchiques contre le Président syrien. Depuis ces importantes révélations, les médias occidentaux ont continué de refouler le rôle central des services spéciaux des puissances de l’OTAN dans cette désastreuse guerre de changement de régime – en particulier la presse française. Il serait temps d’ouvrir les yeux sur cette réalité documentée. Dans le cas contraire, de telles opérations sont susceptibles d’être à nouveau organisées sans notre aval et sans même qu’on ne le sache, mais avec nos impôts et au mépris de notre sécurité.

 

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