Mourir de faim ou du coronavirus?

Publié le 9 avril 2020
De plusieurs endroits d’Afrique et d’Amérique latine sont lancés des appels à ne pas suivre aveuglément les consignes de confinement décidées en Europe, Asie, Etats-Unis.

Ainsi la célèbre chanteuse ivoirienne Dobet Gnahoré a posté sur sa page Facebook une vidéo d’un villageois expliquant les difficultés du confinement dans le mode de vie africain: «Nous n’avons pas de portes, comment pouvons-nous nous enfermer?!» Et ce villageois ajoute que ce genre de mesures copiées sur l’Europe sont irréalisables en Afrique où les femmes cuisinent ensemble dans la cour de la maison ou dans la rue. «Les mesures que les Africains doivent prendre doivent être décidées chez eux», dit-il.

Périphérie de Nairobi, marchés fermés. © S. Kimiri

Expérience de l’Ebola et du paludisme 

En outre, sans simplifier la diversité continentale africaine, les attitudes à l’égard de la maladie et de la mort sont souvent différentes des nôtres. Plusieurs pays ont eu l’expérience du virus Ebola et chaque Africain a subi un jour ou l’autre une crise de paludisme. Un peu partout on invoque des ressources mystiques traditionnelles pour se protéger du virus, comme par exemple à Abomey au Bénin. Il s’agit d’un patrimoine culturel qui vaut bien nos processions religieuses!

Le villageois anonyme du video-clip évoque aussi la fermeture des marchés décidée sur le modèle européen: «Vous pensez qu’on va déterrer le manioc pour le mettre au frigo? manioc au supermarché?! Le confinement nous tuera plus que le virus.» 

Pas de réserves de nourriture

Même constat dans l’agglomération de Nairobi. Stephen Kimiri, un jeune Kenyan très engagé dans sa communauté, m’explique via WhatsApp que ses voisins n’ont pas les moyens de vider les supermarchés comme nous l’avons fait en Europe. Ils vivent au jour le jour et achètent leurs provisions au marché au fur et à mesure de leurs maigres rentrées d’argent. «Et maintenant que les marchés sont fermés, les gens vont mourir de faim, m’écrit-il. C’est surtout grave pour les petits enfants en croissance.» 

Distribution de biscuits hypernutritifs

Propriétaire d’une petite pâtisserie à Lumuru il a décidé d’arrêter sa production habituelle de gâteaux pour fabriquer massivement des biscuits hypernutritifs.

Stephen Kimiri et sa production de biscuits hypernutritifs. © S. Kimiri

La distribution auprès de familles dans le besoin a déjà commencé avec l’aide de bénévoles de la Croix-Rouge kényane: «Avec six biscuits enrichis par jour, les jeunes enfants peuvent tenir pendant deux semaines.» Il vise un total de 1’800 enfants. Ce projet généreux, «Covid-19 – Kenya: Help!» soutenu par une modeste collecte de fonds n’est toutefois qu’une goutte dans l’océan. Déjà dans l’immense capitale kényane, Nairobi, le mécontentement de la population, violemment réprimée par la police, est en train de dégénérer.

En Colombie: le remède pire que le mal

De l’autre côté de la planète, en Colombie, des mises garde analogues sont lancées. Sebastián Toro, professeur à l’Université pontificale bolivarienne de Medellin, dit se plier de bonne grâce au confinement à la condition que ce soit de courte durée. «Attention à ce que le remède ne nous coûte pas plus de vies et de misères que la maladie», écrit-il dans son blog. Ce professeur d’économie explique les conséquences désastreuses sur la société que peut avoir un confinement prolongé. «Et quand on parle d’économie, précise-t-il, on ne parle pas de banquiers avec chapeau et cigare jouant à la bourse. (…) Si l’économie s’effondre, beaucoup de monde se retrouvera à la rue et n’aura plus de revenu.»

Et il ajoute avec un humour sombre: «Il est vrai que ceux qui meurent de faim n’ont pas accès aux réseaux sociaux, que la faim n’est pas contagieuse, (…) que l’ex-président du Real Madrid n’est pas mort de faim et donc personne ne sera au courant de leur situation.»

D’autres messages me parviennent de Colombie où les locataires ayant perdu leurs revenus à cause de l’épidémie sont expulsés sans états d’âme, faute de pouvoir continuer à payer. La situation est particulièrement dramatique pour les deux millions de migrants vénézuéliens installés dans ce pays avant que la frontière ne soit fermée. «Où vais-je aller dormir?», m’écrit une réfugiée vénézuélienne désespérée qui était parvenue jusque-là à vivoter par de petits boulots maintenant inexistants.

La topographie des favelas brésiliennes rend difficile un confinement. © Y. Magat

Dans les favelas

Plus au sud, dans les favelas brésiliennes, les conséquences du confinement se font aussi lourdement sentir. La topographie de ces quartiers, surtout à Rio de Janeiro, rend la mesure illusoire. Et la fermeture des petites boutiques ainsi que la paralysie du secteur informel de vente dans la rue plongent dans la misère des millions de favelados. Avec à la clé de potentiels troubles sociaux. D’ailleurs le président brésilien Bolsonaro, parfait démagogue, s’est fendu de déclarations incitant les gens à reprendre leurs activités, en contredisant son propre ministre de la santé et les gouverneurs des états.

Les petits commerces sont le moteur économique des favelas brésiliennes. © Y. Magat

Il a ensuite fait machine arrière mais de nombreux commerces avaient entretemps rouvert leurs portes. Là aussi, comme le dit le villageois africain cité plus haut, chaque pays doit adapter sa stratégie à sa situation économique, sociale et culturelle. Importer des modèles tout faits d’Europe ou d’ailleurs serait du néo-colonialisme sanitaire.

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