L’islamophobie… idéologie ou diagnostic?

Publié le 6 septembre 2019

Le suffixe «phobie» est tellement utilisé qu’il devient un signe de temps. Ici, lors de manifestations contre le mariage gay, aux Etats-Unis, en 2015.
– © Wikipédia

La récente polémique créée par les propos tronqués attribués au philosophe Henri Peña-Ruiz fait partie de ces manipulations twitteresques qui s’incrustent désormais dans le débat politique. Malgré son caractère artificiel, elle a au moins le mérite de révéler toutes les ambiguïtés liées au mot «islamophobie».

En préambule, il n’est pas inutile de rappeler ce que cet expert en laïcité a vraiment déclaré, lors de l’Université d’été de la France Insoumise: «Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’Islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. On a le droit d’être athéophobe, comme on le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe».

Pourtant proche du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon, Peña-Ruiz a été trahi par des participants à cette réunion qui ont réduit son propos en twittant cette formule à l’emporte-pièces: «On a le droit d’être islamophobe», en taisant le contexte général de la phrase et en sous-entendant ainsi le caractère cryptoraciste de l’intervention. Or, en lisant l’intégralité du passage, on ne saurait soutenir une telle interprétation. Mais dans l’hystérie actuelle, les nuances, même clairement spécifiées, se perdent dans le bruit de fond médiatique.

Il faut aussi tenir compte de la mauvaise foi d’une partie de l’extrême-gauche actuelle qui, voulant flatter l’électorat musulman, s’attaque à la laïcité en France mais aussi en Suisse et dans d’autres pays d’Europe.

Suite à la polémique, le philosophe a réagi sur CNews. © DR

Attention: verglas lexical!

Dans une tribune libre publiée par Le Monde, Henri Peña-Ruiz en convient: le terme «islamophobie», de même que les autres mots formés avec le suffixe «phobie», se révèle d’un maniement délicat. C’est une sorte de verglas lexical qui fait déraper sur le plan idéologique une formulation d’origine médicale. Selon un dictionnaire médical (la référence en cliquant ici): «Les troubles phobiques sont des troubles anxieux chroniques caractérisés par une peur intense, incontrôlable et irrationnelle d’un objet ou d’une situation donnée. Cette peur est source d’une souffrance intense, d’une anticipation anxieuse et de conduites d’évitements.»

Lorsque que des formulations relevant de la médecine s’introduisent dans le discours politique, c’est le signe que le pire s’approche. Tous les orateurs des partis totalitaires usent de la recette qui consiste à rabaisser l’adversaire au rang de «porteur de maladies» qu’il convient d’éradiquer pour protéger le corps social.

D’ailleurs, que désigne l’«islamophobie»? Serait-ce le trouble qui affecterait un quidam dès qu’il prend contact avec une expression visible ou audible de l’islam? Ledit quidam serait donc un malade et l’islam un vecteur de maladie? Ce faisant, nous éteignons le débat des idées pour le rallumer sur le terrain des affects, c’est-à-dire des passions avec tous les risques d’embrasement que cela comporte.

Origines du suffixe «phobie»

De quelles abysses le suffixe «phobie» a-t-il été tiré? Sur le plan politique, il n’a été utilisé qu’au XXe siècle; tout d’abord sous la forme de «xénophobie» (phobie de l’étranger), mot apparu pour la première fois en français dans le Nouveau Larousse Illustré, éditions de 1904-1907. Mais c’est surtout dans les années 1970 qu’il a été plus largement utilisé, en Suisse pour qualifier l’«initiative xénophobe» de James Schwarzenbach (précurseur des actuels démago-nationalistes européens et américains), en France pour illustrer les propos d’un certain Jean-Marie Le Pen, alors obscur ex-député poujadiste, nostalgique de l’Algérie française et ramasseur de groupuscules d’extrême-droite sous la bannière «Front national».

Depuis, ce suffixe n’a cessé de prospérer pour y être apprêté aux sauces les plus diverses, empreintes souvent de saveur religieuse, air du temps oblige: islamophobie, judéophobie, cathophobie, christophobie; voire pimentée de nationalisme: americanophobie, europhobie, germanophobie, francophobie, helvétophobie, sinophobie. Il doit certainement exister des phobophobiques, celles et ceux qui développent l’horreur panique des phobiques.

Le suffixe «phobie» est tellement utilisé qu’il devient un signe de temps. Serait-ce dû à l’augmentation du nombre de cas souffrant de véritables troubles phobiques (selon le site Cairn-Info)? Ce genre de terminologie jusqu’alors réservé au monde médical se répandrait ainsi dans la population qui le transformerait en un nouveau «lieu commun».

Entre les intolérances alimentaires dont se plaignent un nombre croissant de patients et les intolérances religieuses ou idéologique qui accablent les médias, existerait-il un lien symbolique, une sorte de trame qui raconterait notre époque? Après tout, il n’est pas étonnant que ce monde éruptif nous donne des boutons!

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

La démocratie se manifeste aussi dans la rue

Lorsque des citoyennes et des citoyens se mobilisent, comme ce fut le cas ces dernières semaines en Suisse, certains responsables politiques dénoncent une menace pour la démocratie. Un renversement sémantique révélateur d’une conception étroite et verticale du pouvoir. Pourtant, ces mobilisations rappellent une évidence souvent oubliée: le pouvoir du peuple (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

La vérité est comme un filet d’eau pur

Dans un paysage médiatique saturé de récits prémâchés et de labels de «fiabilité», l’information se fabrique comme un produit industriel vendu sous emballage trompeur. Le point de vue officiel s’impose, les autres peinent à se frayer un chemin. Pourtant, des voix marginales persistent: gouttes discrètes mais tenaces, capables, avec le (...)

Guy Mettan
Economie

La crise de la dette publique: de la Grèce à la France, et au-delà

La trajectoire de la Grèce, longtemps considérée comme le mauvais élève de l’Union européenne, semble aujourd’hui faire écho à celle de la France. Alors qu’Athènes tente de se relever de quinze ans de crise et d’austérité, Paris s’enlise à son tour dans une dette record et un blocage politique inédit. (...)

Jonathan Steimer
Histoire

80 ans de l’ONU: le multilatéralisme à l’épreuve de l’ère algorithmique

L’Organisation des Nations unies affronte un double défi: restaurer la confiance entre Etats et encadrer une intelligence artificielle qui recompose les rapports de pouvoir. Une équation inédite dans l’histoire du multilatéralisme. La gouvernance technologique est aujourd’hui un champ de coopération — ou de fracture — décisif pour l’avenir de l’ordre (...)

Igor Balanovski
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Quand la religion et le messianisme dictent la géopolitique

De Washington à Jérusalem, de Téhéran à Moscou, les dirigeants invoquent Dieu pour légitimer leurs choix stratégiques et leurs guerres. L’eschatologie, jadis reléguée aux textes sacrés ou aux marges du mysticisme, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du pouvoir mondial. Le messianisme politique n’est plus une survivance du passé: (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

La neutralité suisse à l’épreuve du numérique

Face à la domination technologique des grandes puissances et à la militarisation de l’intelligence artificielle, la neutralité des Etats ne repose plus sur la simple abstention militaire : dépendants numériquement, ils perdent de fait leur souveraineté. Pour la Suisse, rester neutre impliquerait dès lors une véritable indépendance numérique.

Hicheme Lehmici
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Philosophie

Notre dernière édition avant la fusion

Dès le vendredi 3 octobre, vous retrouverez les articles de «Bon pour la tête» sur un nouveau site que nous créons avec nos amis d’«Antithèse». Un nouveau site et de nouveaux contenus mais toujours la même foi dans le débat d’idées, l’indépendance d’esprit, la liberté de penser.

Bon pour la tête
Philosophie

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud