La carpe et le lapin dans l’urne

Les Suisses aiment le pragmatisme, le compromis et l’harmonie. Ils applaudiront donc ce bricolage. D’un côté, un cadeau fiscal de plusieurs milliards aux entreprises, de l’autre un cadeau aux vieux. C’est Noël! Il suffit d’y croire. Le hic, c’est qu’ainsi on n’examine plus les enjeux à long terme de chacune des deux mesures. On se félicite simplement du coup de maître des partis au pouvoir.
Rappel. La fiscalité du bénéfice des entreprises dans le régime actuel est inique: au terme d’arrangements accordés par les cantons, les fameux «statuts spéciaux», les multinationales rapatrient des bénéfices de l’étranger et paient très peu en Suisse Du «braconnage» selon Roger Nordmann. Les sociétés helvétiques elles, sont à un taux beaucoup plus élevé. Du moins celles qui sont soumises à cet impôt. Les PME, pour la plupart, tournent tout juste et n’y sont pas astreintes. Nos partenaires de l’OCDE ont vu là un dumping fiscal intolérable. Parlement et gouvernement ont donc corrigé le tir. Le taux sera unique, déterminé par chaque canton. Dans le cas de Genève par exemple, il passera de 24,2% à 13,9%. Une aubaine pour les banques, pour les grands horlogers… ou pour la Migros ou Coop! En prime, il est prévu quelques faveurs dans le cornet-surprise, pour ceux qui sauront valoriser les patentes (patent box) et les dépenses de recherches et développement.
La Suisse tient à rester un paradis fiscal. Dans l’UE, il n’y a que l’Irlande, Chypre et la Bulgarie qui pratiquent un taux légèrement inférieur à nos 14%. En Allemagne, c’est 30%, en France 33% (bientôt 25%), en Italie 27,5%, en Autriche 25%. Impossible d’aller au-delà de 14%, clament la plupart des cantons, car nous devons garder nos entreprises étrangères qui aujourd’hui paient encore moins. Comme si le seul attrait de ce pays tenait à la fiscalité et non pas aux infrastructures, à la situation géographique, à la qualité de la main d’œuvre. Même le grand argentier Ueli Maurer relevait fièrement l’autre jour que les entreprises paient beaucoup plus d’impôts… aux Etats-Unis. Il se félicitait aussi de la concurrence entre cantons, ce qui les poussent à faire des économies. Tout est dit.
Les comparaisons internationales si révélatrices apparaissent peu dans la campagne. Etonnant au moment où l’opinion publique commence à s’inquiéter de voir grandir l’écart entre les fortunes en forte progression des actionnaires et les salaires en stagnation ou en recul. Il y a de quoi s’inquiéter. Le trou de plusieurs milliards que provoquera cette réforme risque bien d’être compensé, tôt ou tard, par une augmentation des impôts sur la classe moyenne.
Pour faire passer la pilule (refusée une première fois en 2017), la gauche a donc réussi à faire admettre un versement de deux milliards par an à l’AVS. Fort bien. Mais gare à l’esbroufe: 800 millions proviendront de la caisse fédérale et 1200 d’une augmentation des cotisations. Drôle de cadeau. Le problème à terme de l’assurance-vieillesse ne sera pas résolu pour autant. L’augmentation de la durée de vie appelle d’autres mesures. Peut-être l’élévation de l’âge de la retraite. Et surtout d’autres sources de financement. Les cotisations salariales et patronales n’y suffiront plus. Une hausse de la TVA? La nôtre est la plus basse d’Europe… alors que les prix à la consommation sont les plus élevés (cherchez l’erreur). Même si l’on ajoute à cette «compensation» un coup de pouce supplémentaire aux cantons. Ceux-ci, comme les communes, verront à coup sûr des trous dans leurs comptes.
Ce méli-mélo, cette «tuyauterie à la Tinguely» pour Domaine public amène un effet d’enfumage. Le soulagement des parlementaires d’avoir trouvé une issue est tel qu’ils ne parlent plus du fond des sujets, évoquent les conséquences avec des chiffres flous et s’interrogent le moins possible sur le long terme. A chacun de nous de le faire. Et de se décider en fonction de sa propre vision des enjeux.
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