Publié le 7 février 2025
Dans la tornade folle des provocations de Trump, il y en a une que le monde entier prend très au sérieux: la guerre commerciale tous azimuts, à géométrie variable. Ce qui plaît aux détracteurs du «mondialisme» et aux souverainistes à tout crin. Tout résoudre en dressant les frontières, en hissant les drapeaux? Gare aux trompe-l’œil.

Les frontières nationales, tracées en Europe depuis le 14e siècle, ont du bon. Pour la sécurité des Etats, pour assurer leur bien-être, pour leur cohésion, pour leur fidélité à l’héritage historique. Mais il y a des domaines où il vaut mieux les dépasser. La culture qui prend son essor bien au-delà des bornes. L’humanitaire qui implique une solidarité étendue. Et l’économie qui dépasse largement le cadre national depuis toujours. Sur ce terrain-là, le souffle du large a particulièrement modifié le paysage mondial depuis les années 60, avec le «Kennedy Round» qui visait à réduire les droits de douane, à établir des mécanismes d’arbitrage et, idéalement, donner des chances aux régions en développement. C’était l’heure de gloire pour le GATT, aujourd’hui Organisation mondiale du commerce (OMC). Il en a résulté une période de croissance tout autour de la planète. Même la Chine a tenu à entrer dans ce cénacle de 66 pays. 

L’OMC, une organisation vidée de son contenu

Pauvre OMC. Dès le tournant du siècle, les nations l’ont peu à peu vidée de son contenu, chacune à sa convenance. Depuis la première présidence de Trump et celle de Biden, les USA ont bloqué nombre de décisions et ne se soumettent plus à cette autorité internationale. Il est bien loin le temps où de petits Etats pouvaient obtenir réparation de quelque injustice commerciale face aux géants en recourant à l’organisation sise à Genève. Celle-ci compte encore 2400 fonctionnaires… qui brassent de l’air. Trump et Milei ont annoncé avec fracas leur sortie de l’OMS, ils n’ont même pas besoin de le proclamer pour l’OMC, devenue de fait un vestige du passé mondialiste. Divers traités de libre-échange et des marchés régionaux ont pris le relais. 

On verra dans la durée ce qu’il adviendra de la guerre commerciale dont se glorifie Trump, avec ses coups de gueule, ses aller-retour, ses menaces. Un précédent historique n’est guère rassurant pour les Américains eux-mêmes. Dans les années 30, le président Herbert Hoover (1874-1964) voulut sortir les Etats-Unis de la «Grande dépression» en instaurant des droits de douane exorbitants. Ce fut un désastre. Le chômage passa de 9 à 25 %, la production industrielle chuta de moitié entre 1929 et 1932, 773 banques firent faillite. Le successeur de Hoover, Franklin Roosevelt, fit progressivement marche arrière pour rendre de l’élan au pays. Les suivants, dès 1947, s’en souvinrent en préférant une orientation vers le libre-échange et la coopération internationale. 

Ignorer les leçons de l’histoire n’est pas sans risque

Trump connaît-il l’histoire? Comprend-il que ces mesures gonfleront les prix, pour ses électeurs aussi? Saisit-il que les entreprises, en retour de flammes, auront plus de peine à exporter? Il a le Mexique dans le collimateur et, avec les barrières prévues, comment s’en tireront les artisans américains d’automobiles, abondamment fournis par les centaines de sous-traitants qui s’y trouvent? Mystère. Ce qui compte pour lui, c’est l’effet boom sur une opinion publique. La frontière fétiche. Sensée protéger de tout, des migrants – cela se comprend –, de la concurrence, et alors là, c’est une spirale absurde et autodestructrice. Au fond un manque de confiance en soi. Bien sûr il faut des règles, des précautions, des conditions. La chancelante OMC y veillait. Tous les Etats y travaillent, chacun pour soi et en groupes régionaux. Mais le dogme anti-mondialiste, la paralysie des échanges, c’est la promesse de périls belliqueux. D’autant plus quand tente de régner un puissant géant qui veut tout dicter à tous. Tous aux abris, les petits! Ou haut la tête! 

Le protectionnisme, mal vu hier encore, fait un retour en force. Pas seulement sous la poussée de Trump. Nombreux sont les peuples dans le désarroi, inquiets de leur avenir dans les tourmentes actuelles. Le réflexe, c’est de chercher quelque protection. Un piège sur le terrain de l’activité et des revenus, avec le risque d’une dégradation supplémentaire.

L’Europe et la Suisse contaminées par le virus nationaliste

L’Europe n’est pas épargnée par ce virus nationaliste. Pas seulement au plan économique. Voir la Pologne qui dresse un mur sur les 186 kilomètres de sa frontière avec la Biélorussie et peut-être le long de l’Ukraine, encore 535 km de plus. Dans l’hypothèse d’une attaque russe – totalement improbable et jamais envisagée à Moscou – ces petits blocs de béton et ce grillage haut de cinq mètres ne résisteraient pas deux heures. Serait-ce utile, comme il est dit, pour se protéger des migrants? Ils n’affluent pas en masse de ce côté et ils ont bien d’autres points de passage. Ce projet est irrationnel. Son nom l’exprime: «le bouclier oriental de l’Europe». On est dans la chanson de geste. 

La Suisse connaît des démangeaisons semblables. Les adversaires acharnés de l’UE brandissent aussi les drapeaux, sûrs que la patrie serait plus belle sans migrants et sans accords européens (sujet sensible, nous y reviendrons!). C’est encore une fois ignorer l’histoire. Ce petit pays si étroitement connecté à ses voisins doit sa prospérité, peut-être plus que tout autre, aux échanges humains et économiques. Une tradition séculaire. 

Le fétichisme de la frontière à croix blanche sur fond rouge est aussi trompeur que les autres. Aussi nuisible. 

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