La Suisse se tait devant le chambardement du monde

Publié le 25 octobre 2024
Que la rencontre des BRICS à Kazan soit un évènement majeur, difficile de le nier. Quoi qu’il en sorte. La Russie que l’on disait totalement isolée voit accourir de grosses pointures. Les membres du groupe, Chine, Inde, Afrique du sud, Brésil, Ethiopie, Iran, Emirats arabes unis, plus d’autres qui songent à s’en rapprocher, dont l’Arabie saoudite, encore hésitante. Un club de poids face au G7 occidental. Tout un pan du monde.

On entend aux Etats-Unis et en Europe trois raisons de minimiser le sujet. 1) ces pays sont loin de défier le règne du dollar; 2) certains sont en bisbille entre eux; 3) ce qui les unit, c’est leur goût de la dictature face à la démocratie.

Objections factuelles. Les BRICS sont effet loin d’établir une monnaie commune mais ils mettent en place des moyens de paiement entre leurs propres devises. Ces nations désireuses de prendre du champ face à l’empire américain et ses serviteurs européens ne partagent pas toutes la même vision internationale. Mais le sommet enregistre un premier succès: les chefs d’Etat chinois et indien se sont rencontrés pour la première fois depuis cinq ans et ont décidé d’enterrer la hache de guerre larvée entre eux. A l’exception du Brésil et de l’Afrique du sud, ces puissances émergentes sont certes des dictatures, ou manifestent des penchants autoritaires. Tous éprouvent une allergie, plus ou moins marquée, à l’égard des leçons à géométrie variable de l’Occident, discrédité par son passé colonial et son présent néo-colonial. Sa civilisation même est mal perçue, avec ses dérives sociétales, ou vues comme telles. Elle est considérée comme doutant d’elle, en désarroi, en déclin.

Une grande partie du monde est moins fixée que nous sur les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient. Bien que le Brésilien Lula et d’autres aient réaffirmé à Kazan la nécessité de résoudre les conflits par des pourparlers de paix. Ramener toute la vision politique mondiale à ces deux horribles abcès s’avère trompeur.

Dans tous ces pays il y a aussi des aspirations à la liberté d’expression. Alors que faire pour les encourager? Désigner leur rapprochement comme une machine de guerre anti-occidentale? C’est absurde. Tous, Russie comprise, affirment qu’ils souhaitent maintenir ou rétablir un jour de bonnes relations politiques et économiques avec les Etats-Unis et l’Europe. Les bouder? Comme si nous pouvions tourner le dos à une constellation aussi étendue! Les nouveaux BRICS élargis représentent environ 45% de la population mondiale et 35% du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat. Tous connaissent une croissance plus marquée qu’en Europe et aux Etats-Unis. A noter au passage que le dit «sud global» s’étend quelque peu vers le continent européen: la Serbie et la Turquie sont au rendez-vous de Kazan.

Un certain Emmanuel Macron, bien inspiré cette fois, résume la situation ainsi: «Nous sommes en train d’assister à la fin de l’hégémonie occidentale dans le monde. Les choses changent et elles sont profondément bousculées par les erreurs des Occidentaux lors de certaines crises, par l’émergence de nouvelles puissances dont nous avons longtemps sous-estimé l’impact. Pas seulement économiques, elles repensent l’ordre politique et l’imaginaire politique… Un imaginaire que nous avons un peu perdu.»

La Suisse, elle, se tait. Elle aurait eu une chance unique de faire entendre la voix de la justice internationale, en sa qualité momentanée de présidente du Conseil de sécurité de l’ONU. Ignazio Cassis aurait dû se joindre au Secrétaire général, Antonio Guterres, qui, lui, s’est rendu à Kazan. A-t-il tenté de se faire inviter? Que l’Organisation des Nations Unies soit efficace ou pas, ce n’est pas la question, toutes ces nations en font partie. Se parler encore et encore! Comment espérer autrement apaiser le monde, ne serait-ce qu’un peu? Certains pouvoirs préfèrent l’incessante guerre froide dont les fronts s’étendraient tout autour de la planète. Les peuples ne veulent pas de cela.

A la veille du sommet des BRICS, notre ministre des Affaires étrangères, par ailleurs peu sensible aux tragédies en cours au Moyen-Orient, a préféré tenir, devant l’assemblée onusienne à New York, un fumeux discours. Sur «la nécessité de prendre en compte les avancées scientifiques et leur impact sur la paix et la sécurité», dans le souci d’éviter la «déshumanisation» des guerres. A peu près personne n’a repris ce blabla hors sol.

Notre gouvernement nage dans le flou. On connaît ses penchants plus ou moins avoués pour l’engagement atlantiste, mais il ne sait plus où il en est avec la question européenne et encore moins sur ce qu’il faut penser et faire face au chambardement du monde. Une Suisse désemparée. Dans la tempête, comme une vache à l’alpage, elle se réfugie sous le plus gros sapin….

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet

La loi du plus fort, toujours

Le mérite de Donald Trump est d’éclairer d’une lumière crue, sans fioritures, la «loi du plus fort» que les Etats-Unis imposent au monde depuis des décennies. La question des barrières douanières est le dernier avatar de ces diktats qui font et firent trembler le monde, au gré des intérêts de (...)

Catherine Morand