«Pourquoi les chars russes n’envahiront pas la Suisse»

Une figure politique peu commune. Le député se plonge dans les questions géostratégiques depuis des années. Il a participé à de nombreuses missions à l’étranger, en Russie, en Ukraine, en Turquie notamment, pour le Conseil de l’Europe et d’autres instances internationales. En 2022 il a publié (ed.Favre) un ouvrage qui reste d’actualité: Le choix du F-35. Erreur grossière ou scandale d’Etat, avec une préface de Micheline Calmy-Rey. Loin d’être antimilitariste, il s’inquiète néanmoins de la tournure que prend le débat sur la défense en Suisse.
Le conseiller national PS et auteur Pierre-Alain Fridez. © DR
Aucune surprise ce jeudi avec les déclarations d’une autre commission ad-hoc crée en 2023. Rengaine. Il faut dépenser plus pour l’armée, engager plus de soldats, acheter plus d’avions, de blindés, de matériels militaires. Et surtout, pour notre défense, se rapprocher le plus possible de l’OTAN, de l’UE, coopérer comme si nous en étions membres. Au gré d’une foule d’accords, certains tenus secrets. Abandon de fait de la neutralité.
«Proclamer sa neutralité ne suffit pas. Il faut que les autres la voient comme telle. Or une grande partie du monde considère maintenant que nous avons choisi le camp atlantiste. Notamment depuis l’achat de l’avion américain F-35, depuis la conférence du Bürgenstock où la Russie n’était pas invitée et qui suivait l’agenda de l’Ukraine. Notre comportement diplomatique face à la guerre entre Israël et les Palestiniens renforce ce sentiment. Si l’on songe aux crédits coupés à l’UNRWA, au moment d’une indicible tragédie humaine… Nous tournons le dos à soixante ans de diplomatie. Nous perdons les gammes d’une politique internationale qui visait à établir des ponts entre les belligérants, à tenter des efforts de paix…» Cela étant dit, Fridez ne fait pas de la propagande pour l’initiative pour la neutralité de l’UDC. «Je suis pour le maintien de nos valeurs, pour l’écoute et l’ouverture au monde. Pas pour une neutralité de repli égoïste sur soi.»
Mais alors pourquoi ne pas être resté dans la commission pour faire entendre cette voix? «A ses débuts, dans les années 90, avec l’effondrement de l’URSS, nous ne voyions plus bien l’utilité de l’armée qui a d’ailleurs été réduite. L’agression russe contre l’Ukraine a complètement changé la donne. Ce fut une aubaine pour les militaires. Ceux-ci ont dès lors fortement influencé la conseillère fédérale Amherd qui arrivait là sans connaître grand-chose à ces sujets. Elle succédait à un Guy Parmelin qui, en bon paysan, gardait à cet égard les pieds sur terre. Depuis lors c’est l’emballement. En juillet 2023, la composition de la commission spéciale était dominée par les militaires, les milieux économiques et les partis qui soutiennent par principe tout ce que dit l’armée. Nous avons eu peu de séances, neuf demi-journées l’an passé. Les experts choisis faisaient de longs exposés. Il n’y avait guère de place pour la discussion. Plusieurs membres ont exprimé leur mécontentement. Pour ma part je ne pouvais plus cautionner les conclusions de ce cercle.»
Reste que l’irruption de la guerre en Europe a suscité une peur réelle dans les opinions publiques… «Des menaces, il y en a encore. Du côté de la cybersécurité, du terrorisme, des nouvelles armes. On a vu aussi, lors du conflit, que l’aviation et les blindés, facilement atteints, ne jouaient pas le premier rôle. Les drones et les missiles sont plus redoutables. Ils pourraient être utilisés par d’autres pays, d’autres groupes que la Russie. Or je note qu’en matière de défense sol-air, la Suisse est démunie. Les commandes exigent des années d’attente…»
Des raisons donc d’avoir peur. «… Mais pas d’une invasion russe. Cette armée démontre aussi ses faiblesses. Les pays membres de l’OTAN représentent une force politique, économique et militaire qui fera réfléchir Vladimir Poutine à deux fois avant de l’affronter.» Et si Trump revient au pouvoir? «Pour plusieurs raisons « abandonner » les Européens à leur sort semble clairement impossible.» A lire dans le livre!
Donc, comme dit le sous-titre, «la bataille du Rhin n’aura pas lieu»? Fridez a plusieurs arguments. La démographie, car la natalité en Russie a lourdement chuté. Et l’émigration des jeunes n’arrange rien. Les distances gigantesques: 2’000 kilomètres au moins pour arriver en Suisse. L’armée russe est affaiblie, après deux ans de guerre où elle a montré ses limites et surtout démontré qu’elle n’était pas invincible. L’opération ukrainienne, d’ailleurs sans queue ni tête, sur le sol russe du côté de Koursk, est parlante. Même si cela passe mal dans le Donbass pour l’aventurier Zelensky. La dissuasion nucléaire? En fait, elle n’empêche pas les Occidentaux d’armer l’Ukraine. Personne ne veut d’un suicide général.
Pour en revenir à la peur. Est-elle instrumentalisée? «Par les militaires qui en veulent toujours plus, par les industriels de l’armement sans doute.» Là, il s’agirait de creuser, de réfléchir sur nos ressorts profonds. Les émotions exacerbées éclipsent l’approche rationnelle des faits. Comme toujours. Peut-on rappeler que le philosophe Thomas Hobbes (1588-1679) dissertait déjà sur l’usage de la peur par les détenteurs du pouvoir?
En attendant il est réconfortant de se dire que Pierre-Alain Fridez est loin d’être seul à se poser ces questions. Bien qu’elles n’émergent guère au Parlement qui aborde ces sujets comme en catimini. Toutes les voix doivent maintenant s’élever haut et fort.
«Pourquoi les chars russes n’envahiront pas la Suisse», Pierre-Alain Fridez, Editions Favre, 192 pages.
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