Publié le 5 juillet 2024

Meeting de Marine Le Pen à Lille le dimanche 26 mars 2017 pour l’élection présidentielle. © Jérémy-Günther-Heinz Jähnick

D’où monte donc cette vague droitiste, aux couleurs nuancées, partout en Europe. En France, elle est au bord du pouvoir. Elle triomphe dans plusieurs pays. Et en Suisse? Le tableau que dresse le jeune essayiste Nicolas Jutzet dans son livre intitulé non sans humour «La Suisse n’existe plus» pose des questions subtiles, trop rarement formulées.

Quel adjectif accoler, loin des polémiques, au RN de Le Pen/Bardella? Méfions-nous des slogans. Populiste? Au sens propre, qui n’a pas toujours été péjoratif, sans doute. Comme dit Wikipedia, le mot populisme désigne une approche politique qui a tendance à opposer le peuple aux élites politiques, économiques ou médiatiques. En l’occurence le RN fait bel et bien partie du cirque public mais il est vrai qu’on ne l’a pas encore vu au pouvoir. Fasciste? Q’il y ait dans les tréfonds de l’ADN de ce parti, comme au sein de l’AfD allemande, quelques vieux nostalgiques de Hitler et de Mussolini, bien sûr. Ils sont bannis aujourd’hui dans le discours. Mais il reste bien des élus et candidats de ce parti qui laissent filtrer des remugles néo-pétainistes… Aucune des formations dites d’extrême droite en Europe ne veut la fin de la construction démocratique – quitte à la détourner dans les faits – et la remplacer par un «ordre nouveau». Raciste, le RN? Ses responsables s’en défendent. Mais dans une effrayante ambiguïté. Distinguant les droits des nationaux «de souche» et d’autre part les plus récents, les double-nationaux, les étrangers de tous poils, régularisés ou en attente. Le fait est que son discours, même apparemment policé, libère la parole raciste. Les insultes et les incidents se multiplient, causés par des exaltés de ce camp.

Nationaliste? Evidemment. Le mot nation est beau, il vient du latin «nescor», naître. Le grand journaliste Pascal Décaillet le dit ainsi: «La nation. La souveraineté politique. La souveraineté agricole et industrielle. La sécurité des personnes et des biens. Une régulation draconienne de l’immigration. C’est cela, ces jours en France, qui est au centre de tout. Des idées pour le pays, et non des hommes ni des femmes, ni telle ou telle star politique, tel cacique des états-majors.» Le problème, c’est que le nationalisme a mis tant de fois le feu à l’Europe. Comme depuis toujours les peuples voisins – dont certains d’Afrique! – tendent à s’entremêler quelque peu, sans forcément modifier en profondeur l’identité des hôtes. L’immigration peut être plus ou moins ralentie, pas stoppée. A combien de générations faut-il remonter pour se dire «de souche»? On est là dans l’aberration.

En France cette fièvre a été exacerbée par la détestation d’un Président arrogant, narcissique, symbole de l’élite internationale. Mais la droite classique a aussi ignoré le malaise, à court de visions crédibles. Et la gauche s’est engloutie dans les discours «woke» et climatiques au point de se couper des vraies inquiétudes populaires. Le terrain était ainsi prêt.

La fascination d’une si grande part des populations pour le mythe nationaliste – à ne pas confondre avec le patriotisme – a une autre explication. L’internationalisation de nos vies, dont l’adhésion à l’Union européenne n’est qu’une facette. L’économie est mondialisée, qu’on le veuille ou non. Les grands acteurs du digital sont américains et parfois même chinois. Qui n’entre pas dans le jeu, peu ou prou, se trouve exclu. Frustration floue qui s’ajoute à celles, diablement concrètes, du quotidien, de la paupérisation rampante. S’imaginer que bâtir toutes sortes de barrières rendra à un peuple une totale souveraineté et en prime la prospérité pour tous, c’est l’illusion la plus folle. Et la plus vénéneuse.

La Suisse, si bien imbriquée dans le commerce international, n’en est pas là. Nicolas Jutzet a tâté de la politique, au PLR. Aujourd’hui, à l’action immédiate et ponctuelle il préfère la réflexion sur notre société. Au sens large, à long terme. Il commence par décrire, documenté et clair, ce qui a fait le succès incomparable de ce petit pays sans guère de ressources naturelles. Il loue nos institutions. Puis il fait place à des préoccupations plus troublantes. Citation.

«Malheureusement, depuis les années 1990, diverses évolutions mettent en danger cette réussite. La politique s’est éloignée des citoyens en devenant « professionnelle » et l’économie, en s’internationalisant, s’est désintéressée de la politique. L’éloignement de plus en plus visible entre ces trois acteurs (population, politique, économie) qui étaient auparavant liés, entraîne des conséquences. Etatisation de la vie des citoyens, explosion de la bureaucratie et mise en danger de notre réussite.»

Entré très jeune dans la vie active, les pieds sur terre et la tête bien remplie, Jutzet en a gros contre ces politiciens qui n’ont jamais connu l’entreprise, portés par les appareils de parti, accrochés à leurs sièges. De dérogation en dérogation à la limite des mandats. Ce sont eux, avec des bataillons de juristes et des représentants d’associations qui font le gros de l’assemblée. Une élite en effet, fort éloignée des simples pékins. L’auteur sous-estime le rôle des lobbies mais voit bien les limites de la démocratie directe tant portée aux nues. Les gouvernants savent la détourner. Et celle-ci ne résout en tout cas pas des casse-têtes comme celui du coût devenu fou de la santé publique.

Jutzet se veut optimiste. Il va jusqu’à formuler des propositions originales. Comme le tirage au sort des élus parmi une liste gagnante! D’autres encore à découvrir. Une recommandation surtout: d’abord débattre, réfléchir, et puis dépoussiérer les mythes, réinventer certains bouts de la machine. Sans brailler: vive la nation.

Ce réflexe à la mode ne durera pas selon notre ami et collaborateur de BPLT… et de La Nation (au sens vaudois du terme!), David Laufer. Il nous écrit: «C’est un réflexe plus qu’une politique. La nation est une expérience extrêmement courte à l’échelle de l’histoire humaine, une expérimentation moins de deux fois centenaire qui a provoqué les plus effroyables conflits à travers la planète. Ma conviction est que nous assistons à un renouveau momentané des nations, qui n’en sont plus en réalité que la coquille folklo-touristique, mais dénuée de toute souveraineté ou réalité politique. La permanence et la résistance des grands empires est plus probable à l’avenir. L’histoire humaine, c’est celle de la constitution et de la déliquescence des empires. Nous y revenons, il me semble.»

Le débat est ouvert. A vous d’apporter votre grain de sel.


«La Suisse n’existe plus», Nicolas Jutzet, Editions Slatkine, 152 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

SantéAccès libre

PFAS: la Confédération coupe dans la recherche au moment le plus critique

Malgré des premiers résultats alarmants sur l’exposition de la population aux substances chimiques éternelles, le Conseil fédéral a interrompu en secret les travaux préparatoires d’une étude nationale sur la santé. Une décision dictée par les économies budgétaires — au risque de laisser la Suisse dans l’angle mort scientifique.

Pascal Sigg
Histoire

80 ans de l’ONU: le multilatéralisme à l’épreuve de l’ère algorithmique

L’Organisation des Nations unies affronte un double défi: restaurer la confiance entre Etats et encadrer une intelligence artificielle qui recompose les rapports de pouvoir. Une équation inédite dans l’histoire du multilatéralisme. La gouvernance technologique est aujourd’hui un champ de coopération — ou de fracture — décisif pour l’avenir de l’ordre (...)

Igor Balanovski
Sciences & TechnologiesAccès libre

Les réseaux technologiques autoritaires

Une équipe de chercheurs met en lumière l’émergence d’un réseau technologique autoritaire dominé par des entreprises américaines comme Palantir. À travers une carte interactive, ils dévoilent les liens économiques et politiques qui menacent la souveraineté numérique de l’Europe.

Markus Reuter
Politique

Un nouveau mur divise l’Allemagne, celui de la discorde

Quand ce pays, le plus peuplé d’Europe, est en crise (trois ans de récession), cela concerne tout son voisinage. Lorsque ses dirigeants envisagent d’entrer en guerre, il y a de quoi s’inquiéter. Et voilà qu’en plus, le président allemand parle de la démocratie de telle façon qu’il déchaîne un fiévreux (...)

Jacques Pilet
Politique

En Afrique, à quoi servent (encore) les élections?

Des scrutins sans surprise, des Constitutions taillées sur mesure, des opposants muselés: la démocratie africaine tourne à la farce, soutenue ou tolérée par des alliés occidentaux soucieux de préserver leurs intérêts. Au grand dam des populations, notamment des jeunes.

Catherine Morand
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
Politique

La neutralité fantôme de la Suisse

En 1996, la Suisse signait avec l’OTAN le Partenariat pour la paix, en infraction à sa Constitution: ni le Parlement ni le peuple ne furent consultés! Ce document, mensongèrement présenté comme une simple «offre politique», impose à notre pays des obligations militaires et diplomatiques le contraignant à aligner sa politique (...)

Arnaud Dotézac
Politique

Et si l’on renversait la carte du monde!

Nos cartes traditionnelles, avec le nord en haut et le sud en bas, offrent un point de vue arbitraire et distordu qui a façonné notre vision du monde: l’Afrique, par exemple, est en réalité bien plus grande qu’on ne le perçoit. Repenser la carte du globe, c’est interroger notre perception (...)

Guy Mettan
Politique

Honte aux haineux

Sept enfants de Gaza grièvement blessés sont soignés en Suisse. Mais leur arrivée a déclenché une tempête politique: plusieurs cantons alémaniques ont refusé de les accueillir, cédant à la peur et à des préjugés indignes d’un pays qui se veut humanitaire.

Jacques Pilet
Economie

Le secret bancaire, un mythe helvétique

Le secret bancaire a longtemps été l’un des piliers de l’économie suisse, au point de devenir partie intégrante de l’identité du pays. Histoire de cette institution helvétique, qui vaut son pesant d’or.

Martin Bernard
Sciences & Technologies

Des risques structurels liés à l’e-ID incompatibles avec des promesses de sécurité

La Confédération propose des conditions d’utilisation de l’application Swiyu liée à l’e-ID qui semblent éloignées des promesses d’«exigences les plus élevées en matière de sécurité, de protection des données et de fiabilité» avancées par l’Administration fédérale.

Solange Ghernaouti
Sciences & Technologies

La neutralité suisse à l’épreuve du numérique

Face à la domination technologique des grandes puissances et à la militarisation de l’intelligence artificielle, la neutralité des Etats ne repose plus sur la simple abstention militaire : dépendants numériquement, ils perdent de fait leur souveraineté. Pour la Suisse, rester neutre impliquerait dès lors une véritable indépendance numérique.

Hicheme Lehmici
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin