Le nucléaire, enjeu méconnu de la guerre en Ukraine

Publié le 2 septembre 2022
L’émotion autour d’une éventuelle utilisation de l’arme atomique par l’armée russe obnubile le discours médiatique. Elle dissimule une autre réalité, plus prosaïque: les Etats-Unis et la Russie déploient à travers cette guerre leur rivalité sur le marché mondial du nucléaire civil.

La centrale nucléaire de Zaporijjia, occupée par l’armée russe depuis début mars, est au cœur de vives controverses. Avec ses six réacteurs de 1’000 mégawatts chacun, elle est la plus grande centrale d’Europe. En temps normal, le site produit un cinquième de l’électricité de l’Ukraine, et près de la moitié de son énergie nucléaire. Son contrôle constitue donc un enjeu majeur de la guerre en cours. Mais aussi, et c’est moins connu, de la guerre énergétique que se livrent depuis de nombreuses années les Etats-Unis et la Russie.

Derrière l’actualité de la guerre, largement commentée, se cache un jeu de dupe autour du nucléaire ukrainien. Dans son dernier ouvrage sur les dessous du conflit-russo ukrainien, le journaliste français Marc Endeweld, spécialiste des dessous de la «Macronie», attribue même à ces tensions un rôle non négligeable dans le déclenchement du conflit en février dernier.

Avec 53,9% de son électricité produite par des centrales atomiques, l’Ukraine est le second pays le plus nucléarisé au monde après la France (70,6% de son électricité). Les 15 réacteurs ukrainiens actuellement en fonctionnement sont tous de conceptions soviétiques. Après la chute de l’URSS, la Russie a gardé la haute main sur le secteur nucléaire ukrainien. Moscou gère le maintien du fonctionnement des réacteurs, la gestion des déchets et la livraison du combustible. Après le changement de régime à Kiev en 2014, les autorités ukrainiennes pro-occidentales ont souhaité s’éloigner de l’industrie nucléaire russe. Pour Moscou, cependant, il est exclu de perdre ce marché. 

Depuis sa réorganisation en 2007, l’industrie nucléaire civile russe est du ressort de l’entreprise d’Etat Rosatom. Pour le Kremlin, la technologie nucléaire représente un intérêt crucial: elle est l’une des rares exportations manufacturières du pays. L’offensive russe dans le nucléaire est donc massive depuis plus de 10 ans.

En 2018, l’administration Trump décide de réagir en revitalisant l’industrie nucléaire civile américaine, en dormance depuis plusieurs années. Pire, avant 2020, près de 20% de l’uranium enrichi importé par les Etats-Unis provient de Russie! Une situation inacceptable pour Donald Trump et ses conseillers. En février 2020, le Congrès vote une allocation de 150 millions de dollars pendant 10 ans pour rétablir une réserve d’uranium domestique. L’objectif pour les Etats-Unis est de contrer la Chine et de repousser la Russie en Europe centrale et orientale. Ce n’est donc pas un hasard si dès 2020, l’entreprise Westinghouse, qui s’occupe du design de réacteurs nucléaire, est à l’offensive dans toute cette partie de l’Europe: Pologne, République tchèque, Hongrie, Bulgarie et Roumanie. Ces pays sont alors largement dépendants de la Russie pour leur nucléaire civil.

Westinghouse et Rosatom s’affrontent en fait déjà depuis plus de 10 ans dans l’est de l’Europe sur le marché sensible du combustible nucléaire. Dès la Révolution orange, en 2004, l’Ukraine a cherché à diversifier ses approvisionnements dans ce domaine. Pour ce faire, elle s’est tournée notamment vers Westinghouse. Mais tout s’accélère après l’élection de Zelensky à la présidence en mai 2019. La même année, indique Marc Endeweld, l’administration Trump envoie secrètement en Ukraine un haut fonctionnaire: John Reichart. Sa mission? Rédiger un rapport sur l’ensemble de la situation nucléaire du pays. Le travail sera achevé à l’automne 2021, alors que de juteux contrats sont signés entre Kiev et des entreprises américaines. En août 2021, en effet, un accord de coopération américano-ukrainien prévoit la création par Westinghouse d’une usine de fabrication de combustible nucléaire à Skhidniy. Un mois plus tard, un contrat à 30 milliards de dollars est signé pour construire quatre nouveaux réacteurs. Lors de sa visite à la Maison-Blanche en septembre 2021, Zelensky demande une nouvelle fois l’aide des Américains pour assurer l’autonomie de sa filière nucléaire et l’entrée de son pays dans l’OTAN.

Ce rapprochement ne plaît évidemment pas au gouvernement russe. Au-delà des enjeux économiques, le Kremlin craint aussi qu’une Ukraine inféodée aux Etats-Unis et dépendante de la technologie nucléaire américaine se dote à terme de l’arme atomique. C’est ce que souligne explicitement Vladimir Poutine lors de son allocution du 21 février 2022, où il reconnaît l’indépendance du Donbass. Le nucléaire est donc bien l’un des enjeux de la guerre en Ukraine. Sans surprise, dès le début de l’invasion, la Russie fait du contrôle des infrastructures énergétiques – et notamment des centrales nucléaires – une priorité. Ce d’autant plus que l’Ukraine cherche aussi depuis plusieurs années à découpler son réseau électrique de celui de la Russie, et à le raccorder à celui de l’Union européenne – ce qui a d’ailleurs été fait juste après l’invasion russe. 

Toutes ces manœuvres énergétiques visent in fine à faire sortir l’Ukraine de l’orbite russe. Pour les stratèges américains – qui sont presque toujours aux manettes dans ces dossiers – cet éloignement répond à un objectif stratégique clairement affiché: affaiblir la Russie et défaire les liens qui l’unissent à l’Europe, que Washington considère comme son tremplin géopolitique pour déployer son influence en Eurasie. C’est aussi à l’aune de cette réalité qu’il faut appréhender les pressions autour du gazoduc Nord Stream 2, et plus généralement toutes les tensions qui existent autour de l’énergie (gaz, pétrole, nucléaire). Problème: à vouloir trop jouer la carte américaine, les Européens risquent bien de sortir perdants. Les prix de l’énergie s’envolent, et ce n’est pas le GNL venant au compte-gouttes d’outre-Atlantique qui résoudra leur dilemme cet hiver.


«Guerres cachées. Les dessous du conflit russo-ukrainien», Marc Endeweld, Editions du Seuil, 144 pages.

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