Kart en prison: la plus stupide polémique de l’été

Publié le 26 août 2022

L’entrée du centre pénitentiaire de Fresnes (Val de Marne). – © DR

Les polémiques vaines, stupides, inutiles ne manquent pas. Celle-ci, toutefois, va sans doute les surpasser: le «scandale» d’une course de karting à l’intérieur de la prison française de Fresnes «dénoncée» par une vidéo lancée sur Youtube, reprise par les politiciens d’extrême-droite et, à leur suite, par la plupart des gros médias.

Mercredi 27 juillet, se déroule à l’intérieur de la prison de Fresnes (région parisienne) des épreuves baptisées «Kohlantess» inspirées par l’émission télévisée Koh Lanta. Elles mettent en compétition détenus, surveillants et jeunes de la commune de Fresnes.

Parmi ces épreuves, figure une course de karting, toujours entre les murs de la prison. Une vidéo capte la chose qui est aussitôt diffusée sur Youtube. L’aveugle rouleau compresseur des réseaux sociaux se met alors en marche, écrasant le discernement sur son passage.

Sur le plan politique, le Rassemblement national sonne la charge. Marine Le Pen y va de son couplet. Pour elle, cet évènement est «une insulte à toutes les victimes, qui illustre l’effondrement de l’autorité de l’Etat». Des politiciens de la droite LR prennent le relai. Et la Macronie emboîte le pas avec une sortie du ministre de la Justice Dupont-Moretti qui s’offusque de ce «Kohlantess» que son propre ministère avait pourtant autorisé!

Les ravis de la crèche tombent de l’armoire

«Quoi? Une course de kart à l’intérieur de la taule?» Voilà les Ravis de la crèche qui tombent de l’armoire en grappes. Eh oui, depuis des décennies, on y organise même des matches de foot et basket, des ateliers d’écriture, des conférences et même des concerts! Et cela ne choque pas forcément les victimes soucieuses, surtout, de tourner une page douloureuse sans vouloir qu’un ministre ou une Le Pen prennent la parole à leur place. Alors pourquoi pas une course de kart? 

Les gros médias – suivant leur pente naturelle qui glisse vers le plus fort – en rajoutent en «dénonçant», parmi les participants à «Kohlantess» la présence de deux détenus condamnés, l’un pour viol, l’autre pour meurtre… Et les Ravis de la crèche de retomber de l’armoire dont ils avaient trop hâtivement regagné le sommet: «Quoi? Il y a des criminels à Fresnes? Des meurtriers? Des violeurs? Mais on nous cache tout!»

Oui, il y a des criminels à Fresnes, aux Baumettes, ailleurs. Il y en a même en Suisse, si, si, je vous assure. A la plaine de l’Orbe par exemple. Alors qu’en fait-on de ces criminels? On les tue? Non, on ne les tue plus. Dans la mesure où la société a supprimé cette usine à erreurs judiciaires définitives qu’est la la peine de mort, il faut bien s’en occuper.

La prison, une cocotte-minute qui menace d’exploser

Les laisser tourner en rond ou ne rien faire dans leur cellule? Pour le croire, il faut ignorer ce qu’est la réalité d’un lieu d’enfermement: une cocotte-minute qui menace à chaque instant d’exploser.

Avec son excellente collègue Laurence Naef, le signataire de ces lignes a pu le constater dans les années 1980 à la prison genevoise de Champ-Dollon qui traversait alors de graves crises internes. Pour la Tribune de Genève, nous avions réalisé de nombreux reportages à l’intérieur-même de la prison durant de nombreux mois.

Et pourtant, les conditions de détention à Champ-Dollon ne sauraient être comparées à celles de Fresnes et des autres établissements pénitentiaires français qui se trouvent, pour nombre d’entre eux, dans un état catastrophique, comme en témoigne Dominique Simonnot – la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté – à France 3: «Les gens qui dorment par terre sont obligés de se mettre du papier toilette dans les narines pour ne pas respirer les petits cafards en même temps que la poussière quand ils dorment. Les détenus ont trois douches par semaine, même pendant la canicule. Ce sont des conditions de détention infectes pour les détenus, et des conditions de travail horribles pour les surveillants. Le véritable scandale, à Fresnes, c’est ça.» 

Et pas seulement dans ce centre pénitentiaire. La France a été plusieurs fois condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour le caractère indigne de ses prisons. La dernière condamnation remonte au 30 janvier 2020. Depuis la situation n’a guère évolué. 

Dans son rapport publié en juin dernier, l’Observatoire international des prisons relève que «la surpopulation carcérale bat chaque mois de nouveaux records dans les maisons d’arrêt, avec des conséquences: promiscuité, manque d’intimité, non-séparation des différentes catégories de détenus, augmentation des tensions et violences». Figurent au premier rang des victimes de cette indignité les détenus, évidemment, mais aussi les surveillants, que l’on a trop tendance à oublier.

Trafics de stupéfiants à l’intérieur des prisons

Les prisons, en France, mais ailleurs aussi, sont taraudées par un autre scandale qui est trop souvent passé sous silence: les trafics de stupéfiants. Il est fort malaisé de trouver de la documentation et encore moins des statistiques dans ce domaine.

En 2000. Le Sénat avait publié un rapport éloquent à propos de la condition carcérale. Un des chapitres est intitulé fort à propos: «La drogue en prison, un secret de Polichinelle». On peut y lire ce constat: «L’usage de cannabis en prison est monnaie courante. Il semble toléré dans un grand nombre d’établissements, l’administration fermant les yeux pour éviter des manifestations des détenus. L’usage de « drogues dures » reste également fréquent.»

L’une des rares statistiques à ce propos a été publiée dans le rapport émis en 2019 de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. Elle ne concerne que les prisons de la région Pays de Loire. Après incarcération, 37% des détenus consommaient du cannabis, 2,10% de l’alcool, 1,90% de la cocaïne ou du crack, 1,1% de l’héroïne et 10,40% des médicaments détournés.

Parfois, des surveillants sont impliqués dans ce trafic. En janvier dernier, le Tribunal correctionnel de Valence a condamné un surveillant de la prison de cette ville française à 3 ans de prison dont 6 mois avec sursis. Il avait fourni aux détenus depuis décembre 2020, 5,6 kilogrammes de résine de cannabis, 160 grammes d’herbe, de la cocaïne, des téléphones portables et des cartes SIM. 

Une fois de plus, les statistiques manquent pour disposer d’une vision globale. Toutefois, d’autres affaires de surveillants condamnés pour trafic de drogue sont apparues dans la presse… Notamment à Fresnes!

Bien entendu, ces gardiens défaillants ne constituent qu’une infime minorité du personnel carcéral. Il n’empêche qu’ils révèlent un profond malaise moral.

Le grand malade est-il guérissable?

Il s’ajoute à tous les autres qui font de la prison française un grand malade apparemment inguérissable, du moins tant que l’opinion publique se laissera exploiter par la démagogie extrémiste et ne pèsera pas sur ses décideurs politiques qui ont, à défaut de vision, un certain flair électoral. 

Le ministre Dupont-Moretti a touité à propos de «Kohlantess»: «La lutte contre la récidive passe par la réinsertion mais certainement pas par le karting.»

Ancien avocat, «Acquitator» connaît forcément la situation désastreuse de «ses» prisons. Il ne saurait plaider non-coupable. Il sait que de telles conditions offrent un terreau fertile à la récidive. 

Le karting avait fait monter Dupont-Moretti sur ses grands chevaux. Il ferait bien de descendre de selle et s’attaquer enfin aux vrais scandales des prisons.

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