L’infinité de la vie à la portée de la caméra

Publié le 15 avril 2022
Les Cinémas du Grütli de Genève consacrent jusqu’au 26 avril une rétrospective aux aventures d'Antoine Doinel de François Truffaut. Père de la Nouvelle Vague européenne, ce réalisateur fascine les cinéphiles depuis presque septante ans. L'occasion d'évoquer la richesse de son parcours et de son œuvre.

La vie et l’œuvre de François Truffaut révèlent un appétit insatiable pour le cinéma. Les protagonistes de ses films – dont on ne sait souvent pas grand-chose à part leurs idées fixes – ont un besoin irrépressible de se mouvoir. L’amour et les sentiments prennent une grande place dans l’imaginaire du réalisateur. Cependant, les personnages qu’il met en scène sont la plupart du temps pudiques et secrets. Ils ont aussi une certaine tendance à la nonchalance. L’immense succès critique de François Truffaut découle probablement de ces traits de caractère qui les rend particulièrement attachants.

La passion et le talent pour le cinéma du réalisateur, particulièrement précoces, ont également été un facteur déterminant à cet égard. Toute sa vie durant, Truffaut a fait preuve d’une immense exigence envers le cinéma en tant qu’art, envers les autres et envers lui-même. C’est pourquoi, il était voué à imprégner l’univers de l’audiovisuel et de la critique cinéphile. Sa vie a été marquée par un goût constant et inaltérable pour tout ce qui a trait à l’écrit et à la mise en scène. Il voulait absolument raconter des histoires capables d’émouvoir et de faire rêver. Parce qu’elle est empreinte de liberté, de légèreté, de lyrisme et d’humour – mais, également, de gravité et de tristesse – son œuvre possède une portée universelle. Un mélange de simplicité et de profondeur; son cinéma est à la fois fondamentalement accessible et fondamentalement humain.

L’enfance omniprésente

Elevé par ses grands-mères, François Truffaut est un enfant triste et docile. Il souffre de l’indifférence de sa mère, une mère absente comme celle des 400 coups ou celle de L’Homme qui aimait les femmes. Le petit François l’agace en permanence. Jeanine Monferrand Truffaut lui interdit donc de faire du bruit, de jouer. François Truffaut est seulement autorisé à s’asseoir et à lire. A l’école, il ne fait pas d’efforts et se conduit mal. Il opte souvent pour l’école buissonnière. Son refuge est la bibliothèque ou le cinéma qu’il fréquente plutôt en cachette, le soir, lorsque ses parents sont de sortie. Dans la France de l’occupation et du marché noir, il fait rapidement ses expériences. Il s’adonne à de menus larcins et arnaques. Envoyé en maison de correction, puis à l’armée pendant trois ans, François Truffaut trouve un second père en la personne du critique André Bazin. Ce dernier le prend sous son aile. Il obtient pour lui notamment un poste au service cinéma de Travail et Culture. Ensemble, ils organisent des projections pour les ouvriers dans les usines. Ils enseignent la technique cinématographique. Truffaut assiste son maître accompagné de plusieurs autres jeunes apprentis réalisateurs qui seront eux aussi voués au succès international comme Alain Resnais et Chris Marker.

Les 400 coups

Déjà craint et respecté en tant que critique, François Truffaut est applaudi au Festival de Cannes en 1954. Son premier long-métrage, Les 400 coups, est pour ainsi dire un coup de génie.

Truffaut met en scène un récit très proche de son propre vécu d’enfant. Il fait preuve de courage, mais aussi d’une grande inventivité formelle. Les mouvements aériens de la caméra capturent la jeunesse et diffusent son énergie. Le tournage libre dans les rues de Paris s’agrémente de dialogues percutants et d’un montage subtil. François Truffaut façonne avec Antoine Doinel, incarné par le jeune Jean-Pierre Léaud, son double au cinéma. Son art se miroite dans le réel. La saga d’Antoine Doinel, avec le même acteur pour protagoniste, est unique dans l’histoire du cinéma. Plus qu’un héros, il s’agit d’un personnage atypique par excellence, à laquelle le spectateur est libre de s’identifier.

La dernière image du film est celle d’une course libre du jeune adolescent vers la mer. La métaphore d’un avenir incertain ou d’un nouveau commencement. L’œuvre de Truffaut décolle vers le large du grand écran. Cette image deviendra le symbole de la Nouvelle Vague. Eric Rohmer, Agnès Varda, Jean Eustache, Jacques Rivette, Claude Chabrol et Jean-Luc Godard seront associés à ce courant cinématographique qui s’oppose à la tradition du cinéma français dit «de qualité». La Nouvelle Vague deviendra incontournable et fait référence dans le paysage audiovisuel mondial jusqu’à aujourd’hui. 

Les producteurs sont peu intéressés par les films à petit budget. Truffaut a donc choisi de devenir producteur de ses films en créant la Société des films du Carrosse (clin d’œil au film du même nom de Jean Renoir). Sa réputation traverse les frontières. Des distributeurs étrangers (Danemark, Japon, Belgique) lui viennent en aide en lui permettant de tourner Jules et Jim et La peau douce. 

En dépit des succès rapidement rencontrés, on sait relativement peu de choses de sa vie privée. Truffaut voue toute son énergie au cinéma. Ses deux filles, Laura et Eva, nées en 1959 et en 1961, apparaissent dans L’argent de poche (1976), où l’ainée joue le rôle de l’épouse du soldat américain dans les actualités et la cadette incarne le personnage de la jeune fille qui se fait séduire maladroitement par le héros. Depuis toujours, Truffaut est fasciné par le monde de l’enfance. Les enfants sont donc les protagonistes de ce film bâti autour de la figure de l’instituteur. On peut y entendre Jean-François Richet leur déclarer: «La vie n’est pas facile, elle est dure, et il est important que vous appreniez à vous endurcir pour pouvoir l’affronter. Attention, je ne dis pas « à vous durcir », mais « à vous endurcir »». 

Dans Antoine et Colette, Jean-Pierre Léaud a grandi. Il a maintenant dix-huit ans. Depuis Les 400 coups, Truffaut et lui ne se sont pas quittés. Comme l’avait fait André Bazin lorsqu’il filait du mauvais coton, le cinéaste l’a hébergé et a pourvu à son éducation. L’histoire qu’il met en scène dans ce petit film, marquée par une déception amoureuse, ressemble passablement à celle que François a vécue lui-même plus jeune. L’interprétation de Colette par Marie-France Pisier, à la fois nonchalante et très sûre d’elle, plaît à Truffaut. Antoine est mené en bateau. Il ne dispose ni de son aisance, ni de sa répartie. Le ton léger et simple des acteurs, libres d’improviser dans plusieurs des scènes, est très proche de la vie. C’est exactement ce que recherche le cinéaste.

La passion des femmes

Est-ce en raison de l’influence d’Hitchcock auquel il a consacré un livre de référence? Ou pour le sentiment de contrôle que cela peut procurer? Toujours est-il que le cinéaste apprécie d’apparaître dans certains de ses films en tant qu’acteur (L’Enfant sauvage, La Chambre verte, La Nuit américaine). Parce que le cinéma est toute sa vie, il consacre au 7ème art une ode drôle et joyeuse (La Nuit américaine) aussi bien qu’une authentique comédie de divertissement (Une belle fille comme moi).

L’homme qui aimait les femmes évoque pour sa part l’histoire d’un séducteur patenté, comparable à celle d’un amoureux des femmes qui réalise des films. Capable d’introspection, Truffaut voue de fait une passion aux femmes qu’il place au centre de ses réalisations. Jeanne Moreau, Marie-France Pisier, Francoise Dorléac, Claude Jade et Catherine Deneuve: autant d’icônes qui font vibrer sa fibre sentimentale et qui percent notamment avec lui l’écran. Dans ses films, les personnages féminins exercent un ascendant certain sur les hommes qu’elles rencontrent.

Cinq de ces films tournés dans les années 1960 sont des adaptations: trois polars de la «Série noire» (Tirez sur le pianiste, La mariée était en noir et La Sirène du Mississipi), un roman en forme de critique sociale d’un maître de la science-fiction Ray Bradbury (Fahrenheit 451) et celui d’un précurseur de l’autofiction, Henri-Pierre Roche (Jules et Jim). Les années 1970 commencent très symboliquement par le tournage d’une nouvelle aventure d’Antoine Doinel (Domicile conjugal). Elles se terminent avec un adieu rétrospectif et définitif à ce personnage miroir (L’amour en fuite). Truffaut fera à propos d’Antoine Doinel, ce fidèle compagnon cinématographique, ce commentaire éclairant. «Il n’est pas un personnage exemplaire. Il est rusé, il a du charme et en abuse, il ment beaucoup et dissimule plus encore, il demande plus d’amour qu’il en a lui-même à offrir, ce n’est pas l’homme en général, c’est l’homme en particulier».

Doute identitaire

A l’instar d’une quête sentimentale vouée à l’insatisfaction, le doute sur l’identité de son père poursuit François Truffaut. Cette question l’a taraudé pendant toute sa jeunesse. Une partie de ses origines sera tenue secrète jusqu’à la mort du cinéaste. Seules les déclarations de sa première compagne Jeanine Morgenstern lèveront le voile sur le sujet.

Au moment de tourner Baisers volés (1968), bien décidé à percer l’énigme concernant son père, Truffaut avait engagé un détective privé. C’est ainsi qu’il apprit la vérité. Son père était médecin, il était divorcé, et il était juif! Les Monferrand n’avaient pas voulu d’un juif dans la famille. Sa mère, Jeanine, n’a que dix-huit ans en 1932 lorsqu’elle tombe enceinte. Elle a souhaité avorter mais les Monferrand – une famille d’officiers conservateurs – s’y sont résolument opposés. François Truffaut évoque le Paris de son enfance dans le Dernier métro. Le contexte de la guerre et de l’occupation – ses zones d’ombres, de courage et de compromission – est magnifiquement dépeint dans ce film en costumes. La profession, la critique et le public lui réservera un accueil enthousiaste.

Déjà au casting de ce film au côté de Catherine Deneuve, Gérard Depardieu est à nouveau à l’affiche du long-métrage suivant, La Femme d’à côté, où il donne la réplique à Fanny Ardant. On retrouve la nouvelle égérie du cinéaste, future mère de son troisième enfant, dans Vivement dimanche!

Ces trois derniers films traitent une nouvelle fois, d’une manière plus ou moins grave et dramatique, du sentiment amoureux. Avec l’intelligence et la sensibilité hors-normes qui le caractérisent, l’artiste au génie et à la créativité débordante, reconnu internationalement, a alors déjà réalisé vingt-six films. Son travail est voué à enchanter de nouvelles générations de cinéphiles. Malheureusement, il s’éteint d’un cancer foudroyant du cerveau en 1984, très jeune, à l’âge de 52 ans. Il laisse une œuvre unique d’une très grande beauté.


«Les aventures d’Antoine Doinel», Rétrospective François Truffaut, Cinémas du Grütli, Genève, jusqu’au 26 avril.

«François Truffaut, film par film», Laurent Delmas et Christine Masson, préface d’Arnaud Desplechin, Editions Gallimard/France Inter, 240 pages.

«Tout sur François Truffaut», Jean Collet et Oreste De Fornari, Gremese, 254 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Plaidoyer pour l’humilité intellectuelle

Les constats dressés dans le dernier essai de Samuel Fitoussi, «Pourquoi les intellectuels se trompent», ont de quoi inquiéter. Selon l’essayiste, l’intelligentsia qui oriente le développement politique, artistique et social de nos sociétés est souvent dans l’erreur et incapable de se remettre en question. Des propos qui font l’effet d’une (...)

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

Quand notre culture revendique le «populaire de qualité»

Du club FipFop aux mémorables albums à vignettes des firmes chocolatières NPCK, ou à ceux des éditions Silva, en passant par les pages culturelles des hebdos de la grande distribution, une forme de culture assez typiquement suisse a marqué la deuxième décennie du XXe siècle et jusque dans la relance (...)

Jean-Louis Kuffer

Le trio des va-t-en-guerre aux poches trouées

L’Allemand Merz, le Français Macron et le Britannique Starmer ont trois points communs. Chez eux, ils font face à une situation politique, économique et sociale dramatique. Ils donnent le ton chez les partisans d’affaiblir la Russie par tous les moyens au nom de la défense de l’Ukraine et marginalisent les (...)

Jacques Pilet

Locarno à l’heure anglaise: de belles retrouvailles

La rétrospective «Great Expectations – Le cinéma britannique de l’après-guerre (1945-1960)» du 78e Festival de Locarno n’a pas déçu. Dans un contexte de réadaptation à une économie de paix, le caractère britannique y révèle ses qualités et faiblesses entre comédies grinçantes et récits criminels. Grands cinéastes et petits maîtres ont (...)

Norbert Creutz

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Quand la France et l’UE s’attaquent aux voix africaines

Nathalie Yamb est une pétroleuse capable de mettre le feu à la banquise. Elle a le bagout et la niaque des suffragettes anglaises qui défiaient les élites coloniales machistes du début du XXe siècle. Née à la Chaux-de-Fonds, d’ascendance camerounaise, elle vient d’être sanctionnée par le Conseil de l’Union européenne.

Guy Mettan

Respirer une fois sur deux avec Alain Huck

C’est une des plus belles expositions en Suisse cet été, à voir jusqu’au 9 septembre au Musée cantonal des Beaux-Arts (MCBA) de Lausanne. Alain Huck propose une promenade dimensionnelle à travers les mots et la pensée. Miroir d’un état du monde terrifiant, son œuvre est néanmoins traversée de tendresse, histoire (...)

Michèle Laird

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch