En vérité tout écrivain est un Russe à dénazifier

Publié le 18 mars 2022

Portrait de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (détail), par Vasily Perov, 1872. – © DR

De même que Mikhaïl Chichkine, dans une lettre ouverte récente, défend la littérature contre la haine idéologique tous azimuts, Quentin Mouron, avec son recueil intitulé «Pourquoi je suis communiste», déjoue toute définition du poète en faisant acte de vraie poésie...

En vérité les écrivains sont tous des Russes drogués à la vodka ukrainienne bio qu’il s’agit de dénazifier, me dis-je à l’instant en me rappelant les conclusions d’un certain expert tessinois aux lunettes cerclées d’or dont chaque ordonnance, sous confinement, se trouvait chiffrée et vérifiée par l’Office fédéral de la Statistique, et je me le répète en songeant au Russe helvétisé Mikhaïl Chichkine, fils d’institutrice communiste, et au Canado-vaudois Quentin Mouron, fils lui aussi d’institutrice et devenu lui-même communiste au matin d’un lendemain de grand soir qui déchantait…

Vous aimeriez comprendre ce qui se passe ces jours en Ukraine? Alors n’attendez pas trop des écrivains, surtout pas d’un écrivain russe imbu de littérature, moins encore d’un écrivain à moitié suisse accro à la poésie: les experts sont là pour ça, surtout les experts tessinois à cravates fantaisie!

Mais que dit plus précisément Mikhaïl Chichkine, dont le Matin-Dimanche publiait récemment une Lettre ouverte invoquant notre liberté autant que celle des Ukrainiens?

Ce que j’en retiens pour ma part de fondamental réside en ces mots: «La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre: pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, la vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine».

Ceci dit pour la «vraie littérature», avec des mots clairs et nets qui rejoignent ceux de Quentin Mouron dans Pourquoi je suis communiste.

Mais ces écrivains sont-ils des anges au-dessus de la mêlée, qui se déshonoreraient en «parlant de Poutine»? Au contraire: ils y baignent et s’y débattent.

Avant de se prononcer sur «la vraie littérature», Mikhaïl Chichkine a publié de nombreux livres, célébrés en Russie et dans le monde entier, mais ce qu’il dit dans sa Lettre ouverte est le fait, avant tout, d’un citoyen russe attaché à sa patrie, qu’il estime trahie par son président.

«Je suis Russe», écrit Mikhaïl Chichkine. «Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d’accomplir des crimes monstrueux. Poutine, ce n’est pas la Russie, la Russie ressent de la douleur, de la honte, Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable». 

Evoquant la Russie de Poutine, Mikhaïl Chichkine affirme qu’on ne peut plus y respirer – «la puanteur des bottes y est trop forte». Avant même l’annexion de la Crimée, en 2013, il avait écrit une autre lettre ouverte où il affirmait ne plus vouloir représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux, déclarant alors: «Je veux et vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs, un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres». 

Et d’ajouter aujourd’hui: «L’espace d’expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s’applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérées comme une trahison et punies selon les lois martiales». 

Ainsi ce même Chichkine, qui recommande à la littérature ne pas parler de Poutine, a dit de celui-ci le pire en tant que citoyen entré en résistance; et pis encore: il vient aujourd’hui défendre la littérature et l’art russes contre les ennemis de Poutine, au motif que ceux-ci les prennent à leur tour en otage…

Dostoïevski interdit: c’est notre liberté qu’on exclut!

Une université milanaise a récemment déprogrammé un cours consacré à l’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui écrit quelque part qu’à choisir entre le Christ et la vérité il préfère le premier à l’évidence des faits avérés par l’office de la Statistique, et l’expert tessinois qui parle lui aussi le langage des faits opine de son sourire certifié, tandis que Quentin Mouron relit Les Frères Karamazov pour la troisième fois alors que son couple part en loques.

Ce qui est sûr, dans cet imbroglio, c’est que la vérité des faits, en matière de censure, est la même pour les poutinistes que pour les anti-poutinistes, et Mikhaïl Chichkine le souligne en visant à la fois le régime de Poutine et ceux qui entendent, en Occident, punir les écrivains et les artistes russes: «Le crime de ce régime, c’est aussi que la marque de l’infamie tombe sur tout le pays. La Russie aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes. Le crime de Poutine, c’est d’avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les cœurs».

Or c’est «dans le cœurs», précisément, que nous ramène la «vraie littérature», et plus précisément aujourd’hui ce petit livre aussi «improbable» que son titre, Pourquoi je suis communiste, qui me semble un joyau de pensée et d’émotion concentrées sous les aspects de son «grand n’importe quoi»…

La poésie est la science exacte des sentiments

«Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes», écrivait Julien Green dans son Journal, en date du 15 juillet 1956, et cette injonction du grand dormeur éveillé qu’était l’auteur du Visionnaire et de L’autre sommeil me semble, sans référence forcée à telle «écriture automatique» hasardeuse, la mieux appropriée à une juste appréciation de ce qu’est la poésie, et plus particulièrement les «poèmes» de Pourquoi je suis communiste.

Quentin Mouron se fiche-t-il de nous en se la jouant provocateur? Je l’ai craint la moindre, quoique connaissant un peu mon acrobate, avant de lire ce recueil dont l’originalité de la démarche – combinant pensée rigoureuse et phénoménologie critique en phase avec le social et le politique environnant, chant d’amour et de détresse parfois déchirant sur fond de feuilleton affectif et sexuel perso «à la coule» -, la forme alternant semblants de vers en cascades verticales et semblants de proses développant thèmes ou portraits, la musique «jazzy» ou «bluesy» et enfin la délinéation narrative font du «n’importe quoi que nous vivons» un véritable objet de littérature.   

La vraie poésie choisit toujours un mot pour un autre, et reste indéfinissable sauf par les «poéticiens» du nouvel académisme pseudo-scientifique, aussi experts que le désormais fameux expert tessinois aux lunettes cerclées d’or, dans le poème éponyme du recueil, qui parle le langage «Des faits c’est-à-dire / Du réel c’est-à-dire / De la nature c’est à-dire / Du destin» et sait que les chiffres ne mentent pas (surtout en période de pandémie et de guerre), contrairement aux mots et aux hommes et aux femmes – comme tous les idéologues persuadés que Poutine a raison ou que Poutine a tort, etc.

Quentin Mouron est aussi «communiste» que vrai poète, en son dernier livre se révélant un dormeur éveillé irrécupérable pour l’idéologie et les experts à cravates fantaisie qui se chargent, s’agissant notamment de la guerre en Ukraine, de comprendre et d’expliquer à sa place… 

Dans une lettre saisissante à ses amis, qui se pourfendaient en matière d’idéologie, Ramuz le poète, «communiste» à sa façon (!) écrivait que l’expertise d’un écrivain tient essentiellement à la science des sentiments que représentent la littérature et la poésie, minutieuse et surexacte, alors que les idées générales relèvent du vague et de l’informe arbitraire. 

Ce qui nous ramène à la recommandation du camarade Chichkine aux écrivains, de ne pas «expliquer» Poutine ou la guerre, mais d’extirper la haine des cœurs et d’exprimer notre «besoin d’amour».


«Pourquoi je suis communiste», Quentin Mouron, Olivier Morattel Editeur, 160 pages.

Pour mémoire, dernier livre de Mikhaïl Chichkine paru en traduction française: «Le Manteau à martingale et autres textes», Editions Noir sur Blanc, traduit du russe par Maud Mabillard, préfacé par Paul Nizon, 244 pages.

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