La tragédie vite oubliée du Kazakhstan et ses troublantes questions

Publié le 21 janvier 2022
Il y a des tueries que l’on rappelle sans cesse, des décennies durant, et d’autres que l’on éclipse quelques jours après. Telle celle qui a ensanglanté cette république d’Asie centrale, grande comme cinq fois la France, 19 millions d’habitants… et de considérables richesses dans son sous-sol. Les émeutes qui y ont éclaté dès le 2 janvier ont fait 225 morts, dont 19 policiers. Les forces de l’ordre avaient obtenu le droit de tirer sur les manifestants sans avertissement. Or l’opinion internationale ne s’émeut pas. Les gouvernements démocratiques réagissent avec des gants, soutiennent la dictature en place et tournent la page. Pourquoi?

Rappel. Ce pays, autrefois partie de l’URSS, a vécu sous la férule du président Noursoultan Nazarbaiev de 1990 à 2019. Auquel a succédé un de ses proches, Kassim-Jomart Tokaiev. Personnalité d’envergure qui fut directeur général de l’ONU à Genève de 2011 à 2013. Celui-ci a remplacé le nom de la capitale, Astana, en Noursoultan, hommage à son prédécesseur, resté «Père de la nation». Mais entre eux, cela s’est gâté. Les mouvances proches du sortant acceptant mal l’émergence des rivaux. L’économie a connu des revers. Le prix des carburants s’est envolé. Ce qui a déclenché une vaste colère populaire début janvier. Nourrie aussi par la pauvreté, le manque d’équipements, les formidables écarts de richesses, la corruption. Révolte téléguidée par l’Occident ou rejointe par des islamistes venus de l’étranger? Les connaisseurs soupçonnent plutôt certaines mouvances liées au vieux dictateur d’avoir soufflé sur les braises et même armé des forts-à-bras. La violence extrême des émeutes a surpris. Des bâtiments publics ont été incendiés. Des statues de l’ancien patron abattues. Et le nouveau également insulté. Des policiers furent attaqués à mort: deux d’entre eux ont été retrouvés décapités. La Russie, fort inquiète, a envoyé 3’000 hommes à la rescousse du pouvoir mais les a retirés peu après. Dans la foulée, la police et l’armée se sont lancées dans une répression à grande échelle. Des milliers d’arrestations. Non seulement des manifestants mais aussi des personne soupçonnées de sympathiser avec eux. Des actes de torture sont signalés lors des interrogatoires. D’innombrables familles sont à la recherche de proches disparus.

Une telle opération, si elle s’était produite en Russie ou en Chine, provoquerait une indignation énorme en Occident. Et là, rien. Sinon des marques de soutien au gouvernement! Jusqu’au président du Conseil européen, Charles Michel. Et la Suisse? La secrétaire d’Etat au DFAE, Livia Leu, a téléphoné à ses homologues du Kazakhstan pour leur adresser non pas l’expression d’une inquiétude à propos des droits humains mais des condoléances à la suite des émeutes meurtrières. Le contenu de la conversation figure sur le site officiel de la présidence kazakhe, toute heureuse de cette manifestation de solidarité. Dans les rues de la capitale, des images géantes rendent hommage aux policiers tombés, mais pas un mot sur les 200 victimes civiles.

Dans le cas d’un tel affrontement guerrier, avec un nombre extraordinaire de prisonniers politiques, on pourrait imaginer le CICR dans tous ses états, seule organisation internationale vouée à la protection des victimes de la violence. Mais il fait preuve d’une grande retenue. Son Senior Public Relations Officer s’explique ainsi: «Le CICR possède un bureau à Noursoultan et nos équipes à Tashkent, en Ouzbékistan et Bishkek, au Kirghizistan, sont en contact étroit avec nos partenaires de la Société du Croissant-Rouge du Kazakhstan afin d’évaluer les besoins, notamment en termes de soutien aux personnes qui sont à la recherche d’un proche. Le CICR n’a pas accès aux personnes détenues mais fournit un soutien technique et logistique à la Société du Croissant-Rouge du Kazakhstan à travers la mise à disposition de kits contenant le matériel nécessaire pour traiter des blessés.» Mais suffit-il de s’appuyer sur une organisation nationale forcément proche du pouvoir?

Aucune délégation spéciale ne s’est donc rendue sur place. Pourtant, le CICR a d’excellents contacts avec le pouvoir actuel. Son président, Peter Maurer a même reçu des mains du président Tokaiev une médaille honorifique pour marquer de leur bonne coopération. Les deux hommes se sont revus récemment, le 30 novembre dernier à Genève, en marge d’une rencontre entre Kassim-Jomart Tokaiev et le président de la Confédération Guy Parmelin. Moment solennel, rue des Granges, devant la Fondation Tatiana Zoubov, avec tapis rouge et garde des Vieux-Grenadiers en tenue d’apparat. La photo, ignorée en Suisse, figure en bonne place sur le site officiel de l’ambassade du Kazakhstan.

A cette occasion s’est tenue aussi une réunion économique à haut niveau entre le Kazakhstan et plusieurs entreprises suisses: Glencore, Sika, Swiss Grow, Stadler, ABB, Roche, Philipp Morris et d’autres. Pas moins de 200 sociétés helvétiques sont actives dans cet eldorado asiatique. A ces chiffres tout s’éclaire. Les deux pays font entre eux de grosses affaires. 26 milliards de francs investis à partir de la Suisse en 15 ans. Et en retour, 775 millions en provenance du Kazakhstan. Son économie, toujours plus internationalisée, s’est développée de façon spectaculaire ces dernières années. Avec de vastes programmes de renforcement des infrastructures. Grâce à la manne du pétrole, du gaz et des métaux précieux. D’où l’intérêt des Occidentaux pour ce pays.

On comprend dès lors qu’il s’agit de ne pas froisser un tel partenaire. Le gouvernement suisse, comme les entreprises engagées là-bas, comme le CICR lui-même, de plus en plus tourné vers les partenariats privés, sont sans doute soulagés que cette terrible crise politique et humanitaire ne mobilise guère l’opinion publique. Tous misent sur la continuité du pouvoir actuel.

Et demain? Si la rivalité, déjà extrême, entre les clans Tokaiev et Nazarbaiev s’accentue encore, on peut s’attendre à ce que le gouvernement en place parte en chasse des milliards planqués à l’étranger par ses rivaux. Du côté de Genève ? La fille du vieux potentat et son mari, Dinara et Timur Kulibayev, dont la fortune serait de trois milliards de dollars, possèdent une villa de luxe à Anières et un château à Collonge-Bellerive. Plusieurs notables de ce bord, nantis de puissantes fonctions, viennent d’être déboulonnés à Astana. Pardon… à Noursoultan.

Il serait piquant qu’une demande d’entraide soit adressée à la Suisse si chère aux oligarques de tous bords. Il deviendrait alors difficile de ne déplaire à personne.

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