L’euphorie du pouvoir

Publié le 24 décembre 2021
Le plaisir inavoué de la puissance politique peut naître partout. Chez le syndic qui mène sa commune à la baguette comme chez les ministres nantis soudain d’une autorité exceptionnelle à la faveur d’une crise. On le voit aussi à Berne. Avec des conséquences qui vont bien au-delà des questions sanitaires.

L’histoire l’a maintes fois démontré, en Suisse comme ailleurs. Les gouvernants s’accommodent fort bien des états d’urgence et redoutent d’en sortir. Quand un conseiller fédéral à la réputation très moyenne avant la pandémie apparaît dans la tourmente comme le Père de la nation, il n’est pas interdit de penser que malgré ses mines dramatiques, il puisse ressentir un contentement inavoué à cette célébrité, à voir tous les regards accrochés à ses multiples apparitions. Il en va de même avec ses collègues d’autres pays. En temps de crise le dirigeant voit dans son sillage une foule qui rassemble des bords politiques très divers, soudain docile. Le rêve de tout leader. La majorité populaire, saisie par la peur, balaie les divisions et s’unit sous l’autorité du chef. Le président Macron en sait quelque chose: la plupart de ses adversaires concèdent qu’il a «bien géré la crise», ce qui contribue à maintenir son niveau encore élevé de popularité. Celle-ci est due bien sûr à d’autres facteurs. Mais la pandémie lui ajoute un bonus en vue de sa réélection. 

En Suisse, le ministre de la santé n’est pas seul à tirer parti de la donne actuelle. L’ex-conseiller fédéral Pascal Couchepin lâchait dans une interview un mot révélateur: «Il n’est pas sûr qu’hors de ce temps de crise, le Conseil fédéral aurait osé saborder l’accord-cadre Suisse-UE sans aucun débat parlementaire ni consultation populaire.» L’état d’urgence est plus qu’une norme juridique, ce peut devenir un état d’esprit.

La ministre de la justice, elle aussi, ose tout dans son domaine. Le 7 mars de cette année, son projet de carte d’identité électronique était massivement repoussée en votation: 64,4% de non. Et voici qu’en décembre, le gouvernement revient à la charge avec un projet semblable. Et dire que le Conseil fédéral refuse d’envisager une entrée dans l’EEE (Espace économique européen) sous prétexte qu’elle a été refusée il y a trente ans! Cette fois, pour cette satanée carte, il renonce à recourir à des opérateurs étrangers, ce qui avait fait grincer, mais propose une forme encore plus problématique. La nouvelle e-id hébergera aussi le permis de conduire, les ordonnances médicales, les qualités professionnelles… Un vrai «couteau suisse» identitaire! Soit dit en passant, on sourit d’avance à l’idée de cette machine conçue et gérée par nos génies de l’informatique fédérale, célèbres pour leurs couacs à répétitions. Le Parlement se penchera sur le projet l’an prochain. Référendum en vue, c’est sûr.

Parlons-en de nos parlementaires. Ils ne sont pas consultés sur les décisions sanitaires et en fait ne sont pas mécontents de ne pas avoir à toucher à une patate si chaude. La majorité de droite, aux Chambres comme au gouvernement, profite que l’attention du public et des médias soit fixée sur le feuilleton sanitaire pour faire passer des décisions qui en temps normal auraient fait bien plus de vagues. Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition, souhaitée par les milieux immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné: les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. 

La liste est longue des décisions ainsi marquée par la droite dure. A quoi il faut ajouter le combat contre les initiatives de la gauche, mené à coup de contre-projets qui en atténuent ou annihilent les effets souhaités. Au risque parfois de claques populaires comme dans le cas de l’initiative «pour des soins infirmiers forts» acceptée dans les urnes le 28 novembre alors que le Conseil fédéral s’y opposait. 

Les couches les plus modestes de la population touchées par ces menées de la droite et même les partis qui prétendent les défendre ne bronchent quasiment pas. Et pour cause: ces questions n’ont plus guère de place dans le débat public, monopolisé par les préoccupations sanitaires. Quand on est à ce point alignés-couverts sur les ukases du ciel fédéral, personne n’est d’humeur à barguigner par ailleurs. Si les décideurs ne sont pas tous entraînés dans la dérive euphorique du pouvoir fort, nombre d’entre eux ont peine à cacher leurs picotements d’aise.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer

Démocratie en panne, colère en marche

En France, ce n’est pas tant le tourniquet des premiers ministres et la détestation de Macron qui inquiètent, c’est le fossé qui se creuse entre la société et le cirque politicien, avec son jeu d’ambitions qui paralyse le pays. Le tableau n’est guère plus réjouissant en Allemagne, en Grande-Bretagne, en (...)

Jacques Pilet

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Les empires sont mortels. Celui de Trump aussi

Dans mon précédent papier, j’ai tenté de montrer comment la république impériale américaine (selon le titre d’un livre de Raymond Aron publié en 1973 déjà!) était en train de se transformer en empire autoritaire et velléitaire sous la férule Sa Majesté Trump 1er. Bonne nouvelle: les empires sont mortels et (...)

Guy Mettan
Politique

France-Allemagne: couple en crise

De beaux discours sur leur amitié fondatrice, il y en eut tant et tant. Le rituel se poursuit. Mais en réalité la relation grince depuis des années. Et aujourd’hui, l’ego claironnant des deux dirigeants n’aide pas. En dépit de leurs discours, Friedrich Merz et Emmanuel Macron ne renforcent pas l’Europe.

Jacques Pilet

Affaire Vara: telle est prise qui… Tel est pris aussi

Les vacances à Oman de la conseillère d’Etat neuchâteloise Céline Vara lui valent un tombereau de reproches. Il s’agit pourtant d’un problème purement moral qui pourrait très bien revenir en boomerang vers celles et ceux qui l’agitent. Ce billet d’humeur aurait aussi pu être titré «fétichisation des convictions politiques».

Patrick Morier-Genoud

Retour à l’îlot de cherté au détriment des consommateurs suisses

Lors de la session parlementaire de juin, nous assisterons à une attaque hypocrite et malheureuse contre le droit de la concurrence. Car si les «libéraux du dimanche» ̶ comme on les appelle désormais ̶ prônent la libre concurrence le dimanche, ils font en réalité pression contre elle le reste de (...)

Bon pour la tête
Accès libre

Extrémistes? Fachos? Pro-russes? La valse des étiquettes

Ces deux évènements donnent à réfléchir. Les services de renseignement allemands déclarent le principal parti d’opposition, l’AfD, «extrémiste de droite attesté». En Roumanie, le candidat «antisystème» arrive en tête du premier tour des élections présidentielles. Il est étiqueté «extrême-droite» et «pro-russe». Deux questions à se poser. Ces formations menacent-elles la (...)

Jacques Pilet
Accès libre

«Make Religion Great Again»: la place de la religion dans l’Etat trumpien

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un «bureau de la foi», chargé de renforcer la place de la religion aux Etats-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2?

Bon pour la tête
Accès libre

Psyché et géopolitique

Le célèbre Emmanuel Todd, auteur de «La défaite de l’Occident» paru l’année dernière chez Gallimard et traduit en 23 langues, analyse le monde en démographe, en historien, en raisonneur. L’autre jour il disait cependant sa perplexité devant la fièvre belliciste qui se manifeste en Europe. Il se demandait s’il ne (...)

Jacques Pilet