Le «vote intelligent», la seule stratégie gagnante de Navalny

Publié le 17 septembre 2021
Selon les politologues de l’Université européenne de Saint-Pétersbourg Mickhaïl Turchenko et Grigorii Golosov, le «vote intelligent», développé par l’opposant Navalny aurait un réel impact sur les élections. A vérifier s’il influencera le scrutin législatif de ce week-end. En 2020, cette stratégie – qui consiste à voter «tout sauf Russie unie» – aurait offert des résultats en augmentation de 5% aux candidates et candidats de l’opposition. Et cela, même si l’opposition en Russie se traduit parfois par l’obtention de sièges conservateurs, nationalistes ou communistes.

L’opposant Navalny n’a jamais réellement représenté une menace sérieuse pour le gouvernement de Poutine et son parti Russie unie. Et cela malgré ses 27% de suffrages aux élections municipales de Moscou en 2013. Lors d’un voyage en Sibérie, j’avais naïvement demandé à ma logeuse pourquoi les Russes continuaient de voter pour Poutine. Elle m’avait simplement répondu: «Sinon qui?».

Si Alexeï Navalny et son parti Russie du futur n’a jamais semblé être une alternative appétissante pour les habitantes et habitants de ce pays – qui ne se réduit pas aux deux villes Moscou et Saint-Pétersbourg – l’opposant numéro 1 (du moins vu comme tel depuis l’Occident), aura pourtant apporté une solution à cette femme dès 2018. A la question «Qui»? Navalny répond simplement: tous sauf Russie unie. En développant son «vote intelligent» et l’infrastructure qui va avec, l’opposant, désormais emprisonné, a compensé l’incapacité des partis d’opposition russes à former des coalitions, selon les chercheurs en science politique de l’Université européenne de Saint-Petersbourg Mickhaïl Turchenko et Grigorii Golosov qui publient les résultats de leur étude sur ridl.io

Rappelons le principe de ce «vote intelligent» ou «vote malin». Il consiste à inscrire sur son bulletin les candidates et candidats d’opposition, tous partis confondus, qui auraient le plus de chance de l’emporter contre Russie unie – qui détient trois quarts des sièges du parlement. Mais l’équipe de Navalny ne s’est pas contentée de donner ce mot d’ordre, elle a également développé toute une artillerie de ressources en ligne pour définir lesdites candidatures. Chaque électrice et chaque électeur a ainsi toutes les clefs en main pour centraliser son opposition sur la personne la plus «utile» dans sa circonscription.

Une augmentation du résultat des candidatures du «vote intelligent» en 2020

En 2020, cette stratégie a fonctionné. Il ne s’agit pas d’une révolution, mais les chercheurs estiment une augmentation des résultats pour les candidates et candidats du vote intelligent à près de 5%. Ce qui peut faire une différence, sachant que le système électoral courant est celui de la majorité relative; dans certaines régions, un parti obtenant 30%, 20% voire seulement 15% peut déjà peser dans le jeu électoral si les autres partis sont divisés. Ce mode de scrutin explique en partie pourquoi Russie unie détient encore autant de sièges alors que le parti n’a le soutien, selon l’institut Levada, que d’une personne sur trois.

Selon le Monde diplomatique, les principaux bénéficiaires de cette stratégie de «cheval de Troie» sont le Parti communiste de la Fédération de Russie (le KPRF, considéré comme le premier parti d’opposition et héritier du parti communiste soviétique et des bolcheviks) et le Parti libéral-démocrate de Russie (le LDPR, conservateur, nationaliste et basé sur des idées de reconquête de la «Grande Russie»). Si le risque, assumé, est également de faire élire des candidates et candidats issus de formations dociles face à Russie unie, voire en désaccord avec ses propres idées, pour les deux politologues, ce vote intelligent a permis de «surmonter un sentiment d’isolement, d’apathie et d’impuissance en donnant à la population l’occasion de participer à un effort politique collectif» (traduction libre). 

Les chercheurs concluent que cette stratégie a ainsi permis d’offrir aux candidates et candidats d’opposition les meilleurs résultats depuis le début des années 2000. C’est donc bien pour cela que le parti au pouvoir voit ce vote intelligent comme une réelle menace et saccage méticuleusement la campagne. Le tribunal de Moscou a ainsi interdit à Google et Yandex de renvoyer les recherches vers les projets du vote intelligent. Les bases de données centralisant les candidatures d’opposition ont été piratées, sans compter les nombreux risques de fraude liés au vote électronique ou à l’urne.

Si Alexeï Navalny n’a donc jamais vraiment réussi à infléchir la tendance politique russe – à cause d’un trop gros soutien américain et européen, lui donnant une image d’émissaire de l’étranger? – sa stratégie pourrait néanmoins apporter un certain pluralisme politique à l’avenir. Si cela devait être le cas, le Gouvernement ne pourrait ainsi pas invoquer l’ingérence des pays étrangers: un premier pas vers la légitimation des résultats.

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