Violences domestiques: la loi qui divise la société russe

Publié le 17 décembre 2019
Alors qu’en France s’est achevé, plein de bonnes résolutions, le Grenelle contre les violences conjugales, la Russie se débat plus que jamais avec ce fléau. Un projet de loi durcissant la répression contre les hommes violents voit s’affronter traditionalistes orthodoxes et associations féministes.

Elle reçoit des menaces sur les réseaux sociaux, des injures en public. La députée à la Douma d’État Oksana Pouchkina (56 ans, journaliste de formation et militante pour les droits des femmes et des enfants, membre du parti Russie Unie) est la principale parlementaire à l’origine d’un projet de loi visant à re-pénaliser les violences faites aux femmes dans le cadre familial, qu’elle espère voir voté d’ici la fin de l’année. 

Re-pénaliser? Les faits remontent à 2017. La sénatrice Elena Mizoulina, engagée contre la «propagande homosexuelle» et la députée Olga Batalina, avaient alors fait adopter par les parlementaires à 385 voix pour et seulement 2 contre, une loi qui prévoyait de commuer en peines administratives les condamnations pour actes de violence n’entrainant pas d’hospitalisation, auparavant considérés comme relevant du droit pénal et passibles de 2 ans d’emprisonnement. Le Président Poutine et l’Eglise orthodoxe avaient soutenu du bout des lèvres la décision. 

Pour ses détracteurs, la loi de 2017 a été votée sur un malentendu; on a joué sur les mots. A la question des violences faites aux femmes, on a substitué le débat sur le recours à la violence dans l’éducation des enfants. 

Depuis, plusieurs tentatives de révision ont échoué. Cette fois, c’est peut-être la bonne. Oksana Pouchkina peut s’appuyer sur le soutien du Conseil pour les Droits de l’Homme, de la présidente du Conseil de la Fédération Valentina Matviyenko, du président de la Douma d’Etat Vyacheslav Volodine – aucun autre nom de contributeur ou contributrice au projet n’est révélé – et de plusieurs associations de défense des droits de l’homme et des femmes. 

Russie désunie

Kristina Safonova, du média russe indépendant Meduza, s’est rendue fin novembre à un rassemblement, à Moscou, des adversaires d’Oksana Pouchkina, parmi lesquels de nombreuses femmes. Pourquoi s’opposerait-on à criminaliser des actes de violence, se demande-t-elle.

«Nous ne faisons pas confiance à des féministes pour légiférer sur nos familles», disent ces participantes, la plupart mères de familles nombreuses. Le mot-clé de la contestation est là. Pour les traditionalistes orthodoxes, en tête desquels le mouvement Forty Time Forty et le député LDPR, libéral et considéré comme ultra nationaliste, Vladimir Zhirinovsky, la famille est l’un des piliers sacrés de la société russe, et l’Etat n’a pas à y interférer. Le Patriarche de Moscou et de toute la Russie Cyrille avance lui aussi cet argument: toute intervention de l’Etat dans les familles est «dangereuse» pour l’équilibre sociétal. Ce qui est en jeu, c’est l’identité russe elle-même, dit-on à la tribune du rassemblement dont Kristina Safonova est témoin. Les manifestants veulent «préserver les valeurs morales, traditionnelles et spirituelles» du pays. Une nouvelle bataille engage donc, sur le front du «combat culturel» cher aux dirigeants populistes européens, les conservateurs contre les progressistes. Les adversaires du projet de loi évoquent un «complot de l’Occident, des féministes et des LGBT» pour déstabiliser la Russie. 

De l’autre côté du spectre idéologique, Oksana Pouchkina et ses alliés sont aussi la cible de critiques de la part d’associations féministes, qui jugent la proposition «négligeable et tout à fait inopérante», car trop de concessions auraient été faites au Patriarcat de Moscou.

Préserver une identité culturelle et religieuse forte, à laquelle est attachée la majorité de la population, tout en garantissant protection et libertés fondamentales à toutes et tous, telle est l’équation que doit résoudre le camp des progressistes en Russie.

Le mythe de l’homme russe

La politique menée par Vladimir Poutine s’oriente pourtant depuis quelques années vers une pacification des rapports hommes-femmes, via une intense campagne de lutte contre l’alcoolisme. Dans Le Monde, Benoit Vitkine rappelle que 57% des Russes, en 2010, considéraient l’alcoolisme comme le problème numéro un du pays. Et dans la majorité des cas de violences conjugales, l’alcoolisation de l’agresseur est en cause. 

Le mythe de «l’homme russe», machiste, alcoolique, violent, et toléré comme tel, a donc du plomb dans l’aile. 

Reste qu’entre 6000 et 10 000 femmes meurent chaque année en Russie sous les coups de leur conjoint. 16 millions de femmes, sur une population totale de 145 millions d’habitants, sont directement concernées par des faits de violence. Beaucoup de chemin reste à faire, qui passe par un choix de société, résumé par la spécialiste de la Russie et académicienne Hélène Carrère d’Encausse: «La Russie doit décider si elle est un pays européen, ce qu’elle est, ou si elle veut se reposer sur l’Asie.» Si les «valeurs occidentales», parmi lesquelles les Droits de l’Homme, sont de diaboliques manipulations ou la voie sage vers un apaisement de la société.


Pour lire les articles cités et aller plus loin: Le Monde, Meduza

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan

A confondre le verbe et l’action, on risque de se planter

De tout temps, dans la galerie des puissants, il y eut les taiseux obstinés et les bavards virevoltants. Donald Trump fait mieux. Il se veut le sorcier qui touille dans la marmite brûlante de ses colères et de ses désirs. Il en jaillit toutes sortes de bizarreries. L’occasion de s’interroger: (...)

Jacques Pilet

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Ukraine: le silence des armes n’est plus impossible

Bien qu’elles soient niées un peu partout en Occident, des avancées considérables vers une résolution du conflit russo-ukrainien ont eu lieu en Alaska et à Washington ces derniers jours. Le sort de la paix dépend désormais de la capacité de l’Ukraine et des Européens à abandonner leurs illusions jusqu’au-boutistes. Mais (...)

Guy Mettan

Les Européens devant l’immense défi ukrainien

On peut rêver. Imaginons que Trump et Poutine tombent d’accord sur un cessez-le-feu, sur les grandes lignes d’un accord finalement approuvé par Zelensky. Que feraient alors les Européens, si fâchés de ne pas avoir été invités en Alaska? Que cette hypothèse se confirme ou pas, plusieurs défis controversés les attendent. (...)

Jacques Pilet

Trouver le juste cap dans la tempête

La tornade qui, en Europe, s’est concentrée sur la Suisse nous laisse ébaubis. Le gros temps durera. Ou s’éclaircira, ou empirera, selon les caprices du grand manitou américain. Les plaies seront douloureuses, la solidarité nécessaire. Il s’agira surtout de définir le cap à suivre à long terme, à dix, à (...)

Jacques Pilet
Accès libre

Les fonds cachés de l’extrémisme religieux et politique dans les Balkans

L’extrémisme violent dans les Balkans, qui menace la stabilité régionale et au-delà, n’est pas qu’idéologique. Il sert à générer des profits et est alimenté par des réseaux financiers complexes qui opèrent sous le couvert d’associations de football, d’organisations humanitaires et de sociétés actives dans la construction, l’hôtellerie ou le sport. (...)

Bon pour la tête

Rencontre inédite avec le vice-président de la Douma russe

Non, il n’a pas de cornes ni de queue fourchue, ni même de couteau entre les dents. Il ne mange pas non plus d’enfants ukrainiens au petit-déjeuner. Piotr Tolstoy semble être un homme normal. Quoique. A la réflexion, l’arrière-arrière-petit-fils de l’écrivain Léon Tolstoï possède un sens de l’ironie et un (...)

Guy Mettan

Ukraine-Iran, miroirs inversés de la grande guerre impériale occidentale

D’un côté l’Ukraine, agressée par son grand voisin russe et soutenue par les pays occidentaux. De l’autre l’Iran, brutalement bombardé par Israël et les Etats-Unis et pourtant voué aux gémonies. Sans parler de la Palestine, dont le massacre ne suscite que quelques réactions de façade. Comment expliquer une telle différence (...)

Guy Mettan

Amis français, que vous arrive-t-il?

Les violences et les dérives constatées lors de la Fête de la Musique du 21 juin dernier en France expriment le mal profond d’un pays nostalgique et souffreteux.

Jacques Pilet

Chine-Russie: le nouvel axe du monde est là pour durer

Dans la mythologie chrétienne et nombre de religions, l’Axis Mundi est le centre sacré de l’univers, le moyeu autour duquel les différentes parties du monde s’ordonnent et trouvent leur place. Ce rôle était tenu jusqu’ici par l’Occident incarné par le binôme Europe-Etats-Unis. Il a désormais basculé vers l’Asie, autour de (...)

Guy Mettan

La russophobie, comme l’antisémitisme, remonte à plus de mille ans

La haine de la Russie ne date pas d’hier. Tout comme celle des juifs, elle possède des racines religieuses et daterait du schisme entre le catholicisme et l’orthodoxie. Toutes deux ont par ailleurs les mêmes conséquences catastrophiques pour les populations qui en sont victimes. Explications

Guy Mettan

Réapparition des mines antipersonnel dans l’Union européenne

La convention d’Ottawa (1997) a laissé croire à la prochaine éradication des mines antipersonnel, redoutables armes à bas coût qui tuent et mutilent les civils par millions. Cet espoir d’éradication pourrait toutefois s’évanouir si certains Etats membres de l’Union européenne, frontaliers de la Russie, venaient à dénoncer la convention comme (...)

André Larané
Accès libre

Le poids de l’histoire, révélateur et si lourd

Les tragédies du 20e siècle laissent plus de traces dans l’âme des peuples qu’on ne le dit dans le brouhaha de l’actualité. Lorsque le bientôt chancelier d’Allemagne veut livrer à l’Ukraine les missiles Taurus capables de frapper Moscou, lorsqu’il désigne tous les jours la Russie comme un péril global, celle-ci (...)

Jacques Pilet