Une étape de plus vers l’isolement d’Israël

Jusqu’à ce 19 juillet 2024, le consensus politique était souvent que l’occupation en soi n’était pas une violation du droit international. Par contre, la colonisation des terres palestiniennes, elle, l’était. Les Etats-Unis préféraient parler d’obstacle à la solution à deux Etats. En disant que l’occupation en elle-même est illégale, la CIJ brise un tabou. En demandant aux Etats membres de l’ONU de cesser tout soutien à l’occupation, elle ouvre un abîme de questions: toute coopération sécuritaire avec Israël constitue-t-elle un soutien à l’occupation? Quid du commerce avec des entreprises ou individus résidant dans les colonies juives en Cisjordanie? Quid même de toute relation commerciale avec Israël, celle-ci générant un revenu fiscal utilisé pour le développement des colonies? Les conséquences juridiques de la décision obligent tous les Etats à ne pas faciliter ou contribuer au maintien de ce régime.
De quoi parle-t-on? La Cour internationale de justice de l’ONU est un des six organes de l’organisation mondiale créée en 1945. C’est la plus haute instance judiciaire mondiale. Elle a pour mission principale d’arbitrer les différends entre Etats. Il ne faut pas la confondre avec la Cour pénale internationale (CPI), elle aussi basée à La Haye. Cette dernière est chargée de juger de la responsabilité d’individus (pas d’Etats) inculpés de crimes internationaux (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de génocide, crime d’agression). La CIJ peut aussi rendre des avis consultatifs à la demande du Conseil de Sécurité ou de l’Assemblée générale de l’ONU, comme ce fut le cas dans le cas présent. Cet avis a été rendu par 15 juges, soit 3 Asiatiques, 4 Européens, 3 Africains, 2 Latino-Américains, un Américain du Nord, un Australien et le Président, le Libanais Nawaf Salam.
Qu’est-ce qui est nouveau? Pour la première fois, une instance internationale, en l’occurrence la plus haute, a déterminé que la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé est illégale et constitue une violation du droit international et des Conventions de Geneve. Son argument principal est que l’occupation dure depuis presque soixante ans, et qu’Israël ne montre aucun signe de vouloir se retirer. Bien au contraire: la politique de colonisation, encouragée par tous les gouvernements israéliens depuis 1967, démontre une volonté annexionniste en Cisjordanie. Jérusalem-Est, elle, qui constitue aussi un territoire occupé, a été annexée en 1980. Aujourd’hui, environ 450’000 colons juifs vivent en Cisjordanie, et 250’000 à Jérusalem-Est. Ils bénéficient d’avantages fiscaux et autres incitations fournies par l’Etat qui rend la Cisjordanie particulièrement attractive. La colonisation a connu une accélération sous le gouvernement actuel, où les partis religieux nationalistes, qui représentent les colons les plus extrémistes, disposent d’une influence forte. Parallèlement, la violence des colons contre la population palestinienne s’est intensifiée de manière exponentielle depuis le 7 octobre 2023, jour du carnage orchestré par les milices palestiniennes dans les kibboutz autour de Gaza. Plus de 1’000 incidents ont été enregistrés au cours des 8 mois suivants, dix personnes – dont deux enfants – ont été tuées, 234 blessées, et plus de 1’200 ont été déplacées de force. Aucun responsable de ces exactions n’a été traduit en justice. Si l’impunité en Israël reste totale, l’Union européenne et les Etats-Unis (mais pas la Suisse) ont pris des sanctions contre des leaders colons.
La CIJ a aussi déterminé qu’Israel devait mettre fin à sa présence illégale dans le Territoire palestinien occupé (TPO) aussi rapidement que possible. Ces deux avis ont été approuvés à une majorité de 11 contre 4, la vice-présidente ougandaise Sebutinde et les juges français Abraham, slovaque Tomka et roumain Aurescu ayant voté contre. Seule la juge ougandaise s’est opposée à la proposition de la CIJ selon laquelle Israël devait cesser toute activité de colonisation et retirer tous les colons du TPO (700’000!). C’est aussi par 14 voix contre 1 que la Cour a estimé qu’Israël devait payer des réparations pour les dommages causés dans le cadre de l’occupation. Nul doute que celles-ci se chiffreraient en milliards si l’on considère le nombre de personnes innocentes tuées ou blessées, les arrestations arbitraires, y compris d’enfants, ou encore les vols et destructions de propriétés.
Finalement, et ceci devrait concerner la Suisse et les autres pays prônant la primauté du droit, la CIJ dit que tous les Etats ont l’obligation de ne pas aider et assister le maintien de la situation créée par la présence continue d’Israël dans le TPO. Les juges ougandais, français et slovaque ont voté contre cette disposition.
Quelles conséquences? Il ne faut pas se faire d’illusions: cet avis, purement consultatif, ne va pas changer la situation sur le terrain du jour au lendemain. Pire même, on peut s’attendre, ne serait-ce que par un réflexe de défiance, à une accélération de la colonisation et d’actes de violence par les colons. Coïncidence ou pas? Le jour avant l’avis de la CIJ, la Knesset a passé une loi rejetant la création d’un Etat palestinien. Le Premier ministre israélien a qualifié l’avis d’absurde. «Le peuple juif ne peut pas être un occupant dans son propre pays, y compris dans notre capitale éternelle Jérusalem, et pas non plus en Judée et Samarie, notre foyer historique, a-t-il renchéri.» Israël, tant qu’il bénéficie du soutien inconditionnel des Etats-Unis, n’a pas d’appréhension à défier le monde, même au prix de devenir un Etat paria. La victoire probable du ticket Trump-Vance cet automne ne va pas inverser cette tendance, bien au contraire. Alors que le risque d’un génocide à Gaza a été établi par la CIJ, il n’y a aucune garantie que le duo républicain tente, comme a tenté de le faire Biden, de réfréner les pulsions extrêmes d’une partie de l’establishment israélien. Josep Borrell, qui incarne le plus petit dénominateur commun de la politique européenne, a publié un communiqué réaffirmant son soutien à la CIJ et annonçant que cet avis pourrait avoir de implications pour la politique de l’UE. On est encore loin de mesures coercitives contre l’occupation.
Et la Suisse? La Suisse se targue de vouloir un ordre international basé sur le droit. Elle rappelle à chaque occasion son engagement en faveur du droit international humanitaire, inventé par les pères fondateurs de la Suisse moderne, les radicaux Henri Dufour et Henri Dunant il y a 150 ans. Mais quand il s’agit de faire preuve de courage, c’est une autre chanson. Berne, au moins depuis l’agression russe contre l’Ukraine, trouve plus confortable de se réfugier derrière les politiques américaines et européennes. Cela vaut aussi pour le dossier israélo-palestinien. La Suisse n’a toujours pas dégelé la moitié des fonds destinés à l’UNRWA alors que cette organisation est confrontée au défi le plus colossal de son histoire. Elle s’est abstenue comme le Royaume-Uni lors du vote du Conseil de Sécurité sur l’accession de la Palestine à l’ONU. Pire même: comme si la politique suisse était dirigée par la droite nationaliste israélienne, elle n’a pas pris de mesures contre les colons sanctionnés par Washington et Bruxelles. Il ne faut donc guère s’attendre à ce que cet avis consultatif soit suivi d’effets à Berne. Même si la Suisse ne vend pas d’armes à Israël, il existe une coopération sécuritaire qui pourrait aider à l’entreprise coloniale dans le TPO. Est-on bien sûr que toutes les relations scientifiques entre les institutions des deux pays n’y contribuent pas aussi? Et, finalement, les achats de produits israéliens des colonies – et les ventes de marchandises suisses dans ces mêmes colonies – constituent-ils un soutien à la colonisation? Ce sont des questions qu’un gouvernement épris de droit devrait se poser.
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