Un grand film et une série top nous arrivent via Netflix

Publié le 17 juin 2022

Benedict Cumberbatch et Kodi Smit-McPhee dans « The Power of the Dog ». – © KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX

Les puristes râleront peut-être, mais la plateforme américaine nous vaut bel et bien la découverte du dernier film de Jane Campion, «The Power of the Dog», exceptionnelle transposition d’un roman de Thomas Savage plus fascinant encore, et d’une série alémanique des meilleures, «Neumatt».

Devrons-nous désormais «faire avec» l’idée que de bons films, voire des chefs-d’œuvre de cinéma, ne se découvrent plus «au cinéma» précisément, dans les grandes largeurs de salles restituant toutes leurs dimensions visuelles et sonores aux ouvrages projetés devant la communauté d’un public, mais dans le format réduit d’une «niche» privée, lucarne de télé ou petit écran d’ordinateur? 

C’est la question que je me suis posée ces jours en «visionnant», sur la plateforme de Netflix, le magnifique dernier film de Jane Campion, intitulé The Power of the Dog, déjà multi-récompensé, et la série alémanique Neumatt, dont je ne sais si elle transitera par nos diverses chaînes nationales alors que Netflix lui assure déjà une distribution mondiale. 

Dans l’un comme dans l’autre cas, j’avoue que j’ai été ravi d’accéder si directement à un film d’une qualité exceptionnelle, certes découvert dans une dimension réduite, mais que j’ai pu détailler sur mon laptop et revoir même trois fois de suite, non sans apprécier aussi le documentaire disponible sur la plateforme, consacré au tournage du film; de même que je me suis plu à m’attarder sur les huit épisodes de la série helvétique – la meilleure que j’aie vue pour ma part jusque-là – en me documentant parallèlement sur sa réalisation et ses interprètes.

Bref, après les deux ans de restrictions sanitaires qui nous ont éloignés des salles obscures, allons-nous peu à peu renoncer à la magie de celles-ci ou des projections galvanisant des centaines ou des milliers de spectateurs? Je me rappelle à l’instant tant d’inoubliables moments, dont les soirs fabuleux devant l’écran géant de la Piazza Grande, au festival de Locarno! 

Reste du moins «la chose», combien appréciée, une fois encore, en l’occurrence, même si la question relative à son mode d’accès reste pertinente…

Avant The power of the Dog: Le pouvoir du chien

De nombreux commentateurs, ici et là, ont déjà relevé, à propos du dernier film de la réalisatrice néo-zélandaise Jane Campion (lauréate à Cannes de la Palme d’or en 1993, pour La Leçon de piano), que The Power of the Dog est un aperçu dramatique de la domination masculine, à la fois misogyne et homophobe, autant que du refoulement sexuel fauteur de comportements névrotiques, dans une Amérique blanche encore ensauvagée (cela se passe au Montana en 1925) plus ou moins plombée par le puritanisme – mais ces composantes évidentes en font-elles un film «militant» pour autant? Ce serait simplifier son propos que de l’affirmer, même si Jane Campion développe bel et bien, jusqu’à les exacerber les traits critiques les plus vifs du roman de Thomas Savage, Le Pouvoir du chien qu’il vaut la peine de lire après avoir vu le film pour en découvrir le contenu, humainement plus complexe et plus nuancé en dépit de la fidélité de l’adaptation pour l’essentiel.

Ledit contenu «essentiel» tient, à mes yeux, plus qu’à une étude critique «progressiste» de mœurs obsolètes: à l’approche douloureuse, mais non du tout «doloriste», de plusieurs destinées individuelles «empêchées» par les circonstances sociales ou familiales, sur fond de déplacement de société. En clair dans le film de Jane Campion: après le retrait des vieux parents, deux frères dirigeant un ranch riche d’immenses troupeaux, le grand Phil aîné, teigneux et persifleur, visiblement hanté par une fureur latente, et le cadet George, plus débonnaire et taiseux, tous deux restés célibataires jusque-là. Sur quoi survient LA perturbation, avec LA tentatrice biblique fameuse, sous les traits de Rose, veuve du docteur Johnny Gordon, qui tient une petite pension-restau avec son fils Peter, délicat et raffiné voire efféminé dans ses manières de studieux futur docteur.

Le drame se noue dès la rencontre, à un repas des frères et de leurs cow-boys chez Rose dont le fils est immédiatement taxé de «chochotte» par Phil, lequel se montre d’autant plus homophobe qu’il couve la honte d’un amour secret. Or, George prenant la défense de Rose, puis épousant celle-ci, la montée aux extrêmes de ce que René Girard appelle la rivalité mimétique s’engage, qui va faire agir Phil en sale con (dans le film surtout), Rose subir d’atroces humiliations – scène odieuse d’une invitation mondaine – George faire le gros dos et le tendre Peter fomenter une vengeance pour ainsi dire «sanitaire», sinon «scientifique»…  

Tout cela (toujours dans le film) magistralement campé dans l’espace-image et les intensités sonores ou sensibles, sensuelles ou affectives: Phil immédiatement écrasant par le claquement de ses pas et le cinglant de ses regards (un Benedict Cumberbatch à vous glacer le sang, l’âme et les tripes), George non moins présent mais comme «par défaut», en silences et décisions aussi sûres que sans fracas (Jesse Plemons également impressionnant), Rose proprement déchirante dans ses tribulations successives (Kirsten Dunst époustouflante de vérité) et Peter (Kodi Smit-McPhee) aussi surprenant de grâce inquiétante dans le film que dans le livre…

Quant au Pouvoir du chien de Savage, précisément, il nous en dit évidemment beaucoup plus sur les tenants historiques et sociaux et sur les développements individuels de cette sombre et splendide histoire, éclairant les dissonances sociales liées au déplacement des bourgeois riches de la côte est dans ces grands espaces où classes et races se mélangent parfois avec violence, laquelle rejaillit forcément sur les Indiens, et «creusant» le personnage de Phil autant que celui du premier mari de Rose, ce docteur Gordon qui fait figure plus que les autres de «personne déplacée», le seul en outre à voir que Peter, taxé de «tantine» par Phil, recèle en lui une force plus fondamentale que celle de son persécuteur refoulant son désir en «mec qui assure»… 

Du bel artisanat label suisse, «socialement concerné», voire LGBT

Le grand art est une chose, comme le prouvent le roman de Thomas Savage et le film de Jane Campion, et l’artisanat, la qualité technique, la bienfacture d’un produit de grande consommation, autres choses, de même que le génie se distingue du talent et celui-ci du savoir-faire efficace. Ces distinctions me semblent importantes à rappeler, tant pour rendre justice aux œuvres d’art qui sortent de la norme, que pour reconnaître le mérite d’ouvrages moins ambitieux mais qui se démarquent du magma de la (sous) culture de masse.

A cet égard, la série Neumatt, réalisée par le Fribourgeois Pierre Monnard et la Zurichoise Sabine Boss en dialecte (!), diffusée avec succès sur la chaîne alémanique avant de passer sous la coupe de Netflix (où elle sera doublée en 30 langues pour toucher 120 pays), intéresse, et séduit tout autant, à la fois par sa thématique, très actuelle, et la qualité de sa réalisation et de son jeu d’acteurs, dans le droit fil d’un nouveau cinéma «socialement concerné» souvent plus rigoureux et généreux, dans son approche de la réalité, que ne le furent celles des réalisateurs plus idéologisés des années 60-70… 

En l’occurrence, Neumatt traite – non sans schématisme dans la typologie de ses personnages, mais avec tendresse –, le thème de l’agriculture traditionnelle en butte à une rationalisation urbaine agressive, le scénario étant marqué dès le début par le suicide du père de famille écrasé sous les difficultés financières.  

En huit épisodes, la série développe les thèmes directement liés aux statuts particuliers des protagonistes: la difficulté de vivre des agriculteurs, et c’est ici le sort de la veuve du suicidé, campée par la remarquable Rachel Braunschweig  (déjà très présente dans L’Ordre divin de Petra Volpequi nous touche; le transit des jeunes vers les villes, qu’a vécu le fil aîné Michi (Julian Koechlin, très convaincant lui aussi), consultant dans une entreprise de pub, amant d’un collègue Black et addict à la coke; la situation des mères célibataires vécue par la sœur de Michi (Sophie Hutter) et le défi de la reprise des exploitations, ici relevé par le brave gay rejoignant finalement son frère cadet en formation d’agriculteur, etc. 

Et qui donc se plaindrait que Netflix fasse découvrir Neumatt au-delà de nos pâturages?


«The Power of the dog», Jane Campion, sur Netflix, 128min.

«Neumatt», Pierre Monnard et Sabine Boss, sur Netflix, 8 épisodes de 47min.

«Le Pouvoir du chien», Thomas Savage, Editions Gallmeister, 288 pages.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

SantéAccès libre

PFAS: la Confédération coupe dans la recherche au moment le plus critique

Malgré des premiers résultats alarmants sur l’exposition de la population aux substances chimiques éternelles, le Conseil fédéral a interrompu en secret les travaux préparatoires d’une étude nationale sur la santé. Une décision dictée par les économies budgétaires — au risque de laisser la Suisse dans l’angle mort scientifique.

Pascal Sigg
Culture

Orson Welles, grandeur et démesure d’un créateur libre

Que l’on soit cinéphile ou pas, il faut lire «Orson Welles – Vérités et mensonges» d’Anca Visdei. Il en surgit un personnage unique tant il a accumulé de talents: metteur en scène, scénariste, comédien, virtuose à la radio et à la télévision, et chroniqueur politique engagé pour la démocratie. Sa (...)

Jacques Pilet
Politique

La neutralité fantôme de la Suisse

En 1996, la Suisse signait avec l’OTAN le Partenariat pour la paix, en infraction à sa Constitution: ni le Parlement ni le peuple ne furent consultés! Ce document, mensongèrement présenté comme une simple «offre politique», impose à notre pays des obligations militaires et diplomatiques le contraignant à aligner sa politique (...)

Arnaud Dotézac
Politique

Honte aux haineux

Sept enfants de Gaza grièvement blessés sont soignés en Suisse. Mais leur arrivée a déclenché une tempête politique: plusieurs cantons alémaniques ont refusé de les accueillir, cédant à la peur et à des préjugés indignes d’un pays qui se veut humanitaire.

Jacques Pilet
Economie

Le secret bancaire, un mythe helvétique

Le secret bancaire a longtemps été l’un des piliers de l’économie suisse, au point de devenir partie intégrante de l’identité du pays. Histoire de cette institution helvétique, qui vaut son pesant d’or.

Martin Bernard
Sciences & Technologies

Des risques structurels liés à l’e-ID incompatibles avec des promesses de sécurité

La Confédération propose des conditions d’utilisation de l’application Swiyu liée à l’e-ID qui semblent éloignées des promesses d’«exigences les plus élevées en matière de sécurité, de protection des données et de fiabilité» avancées par l’Administration fédérale.

Solange Ghernaouti
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Culture

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet
Culture

A Iquitos avec Claudia Cardinale

On peut l’admirer dans «Il était une fois dans l’Ouest». On peut la trouver sublime dans le «Guépard». Mais pour moi Claudia Cardinale, décédée le 23 septembre, restera toujours attachée à la ville péruvienne où j’ai assisté, par hasard et assis près d’elle, à la présentation du film «Fitzcarraldo».

Guy Mettan
Politique

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet
Economie

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud
Politique

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray
Sciences & Technologies

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet