Turquie: où en est-on trois ans après la transformation de Sainte-Sophie en mosquée?

Publié le 5 janvier 2024
En octobre 2023, le ministre turc de la Culture et du Tourisme a annoncé que l’entrée dans l’ancienne basilique byzantine devenue mosquée allait redevenir payante à compter de janvier 2024, pour les visiteurs étrangers, afin de financer la préservation de l’édifice.

Imad Khillo, Sciences Po Grenoble et Jean Marcou, Sciences Po Grenoble


En octobre 2023, le ministre turc de la Culture et du Tourisme a annoncé que l’entrée dans l’ancienne basilique byzantine devenue mosquée allait redevenir payante à compter de janvier 2024, pour les visiteurs étrangers, afin de financer la préservation de l’édifice.

L’annonce est aussi l’occasion de faire un bilan du changement de statut de cet édifice emblématique dans le contexte des prochaines élections municipales qui s’annoncent disputées et tendues à Istanbul.

Les multiples destinations de Sainte-Sophie (Ayasofya)

Construite par les Byzantins au VIe siècle avant même l’apparition de l’islam, elle incarne la chrétienté d’Orient par ses dimensions tant matérielle que spirituelle, avant d’être, pendant un peu plus d’un demi-siècle, après la prise de Constantinople lors de la quatrième croisade en 1204 (qui se solde notamment par son pillage), le siège du patriarcat latin de la ville, qui dépend de l’Église de Rome.

Redevenue orthodoxe en 1261, quand les Byzantins reprennent la cité, Sainte-Sophie le restera pour presque deux siècles. En 1453, elle est convertie en mosquée au soir de la prise de Constantinople par les Ottomans, et devient le symbole de leur victoire sur la chrétienté.

Aménagée pour la pratique du culte musulman, « Ayasofya » (en turc) est dès lors, pendant près de cinq siècles, la grande mosquée impériale où le Sultan se rend solennellement, chaque semaine, pour la prière du vendredi. Sa coupole imposante, à laquelle des minarets ont été adjoints, inspire l’architecture de la plupart des mosquées ottomanes et turques, construites par la suite.

Après la proclamation de la République en 1923, la fin du Califat en 1924 et de spectaculaires réformes de modernisation, Mustafa Kemal Atatürk entend promouvoir un islam national. Dès 1924, il a ainsi placé la religion majoritaire (le sunnisme hanéfite) sous l’autorité d’une présidence des affaires religieuses (Diyanet). L’appel à la prière se fait désormais en turc et une lecture du Coran a même lieu en 1932 dans cette langue à Ayasofya.

En 1934, le leader de la Turquie moderne, qui vient de signer un traité d’amitié avec la Grèce et qui est en train de finaliser un Pacte balkanique avec des pays majoritairement orthodoxes, décide de transformer le bâtiment en musée pour le dédier symboliquement à l’humanité entière. Ce dernier devient alors l’un des symboles de la laïcité dans le pays ; il va aussi, au cours des décennies suivantes, se trouver au cœur des évolutions politiques de la Turquie, notamment de la tendance de plus en plus puissante qui prône un retour aux valeurs de l’islam.

Ainsi, dans les années 1950, le gouvernement du Parti démocrate d’Adnan Menderes, qui s’efforce d’assouplir le laïcisme kémaliste et qui restaure l’appel à la prière en arabe, fait réinstaller dans l’édifice de grands médaillons proclamant les noms d’Allah et des quatre premiers califes.

L’arrivée au pouvoir en 2002 des post-islamistes de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan ne change pas immédiatement la donne pour Sainte-Sophie, ceux-ci étant surtout occupés à défendre la candidature de leur pays à l’Union européenne. Mais la deuxième décennie de l’AKP au pouvoir voit se multiplier les incidents et les polémiques. Des groupes radicaux tentent régulièrement de pénétrer dans l’enceinte du musée pour y prier.

Les déclarations de Recep Tayyip Erdogan évoquant le retour d’Ayasofya au culte musulman se font de plus en plus pressantes. En 2019, notamment, le chef de l’État turc adresse une véritable mise en garde aux Occidentaux, en s’écriant : « Ceux qui demeurent silencieux face aux violations de la mosquée Al Aqsa [la plus grande mosquée de Jérusalem, située sur l’esplanade des mosquées à proximité du Dôme du Rocher, troisième lieu saint de l’islam] n’ont rien à nous demander en ce qui concerne le statut de Sainte-Sophie. »

Réislamisation et préservation du patrimoine culturel

En juillet 2020, alors qu’il mène une politique très offensive en Méditerranée orientale pour faire valoir ses intérêts dans le grand jeu gazier qui s’y joue, Erdogan obtient du Conseil d’État turc la reconversion du musée en mosquée. L’événement est un symbole de la réislamisation du pays, entreprise depuis plusieurs années.

L’accès au bâtiment semblait toutefois initialement sauvegardé et même facilité, puisque n’étant plus un musée, il était devenu libre et gratuit. Il reste que le premier étage de la basilique, où se situent les plus belles mosaïques sauvegardées, a été fermé pour des travaux qui s’éternisent, et que depuis trois ans son caractère de lieu de culte s’est affirmé au détriment de sa destination patrimoniale et culturelle.

La tenue de prières régulières confine souvent les visiteurs dans le narthex et la partie basse de la nef. Les mosaïques du cœur sont cachées par des rideaux qui, contrairement aux promesses initiales, ne sont pas mobiles. Un lieu de prière pour les femmes a été créé. Paradoxalement, l’atmosphère religieuse du lieu est plus ostensiblement affirmée que dans les grandes mosquées ottomanes d’Istanbul.

Au cœur de l’édifice, les mosaïques sont cachées par des rideaux. I. Khillo, J. Marcou, Fourni par l’auteur

La mosaïque chrétienne de La Vierge et l’Enfant dans le dôme de Sainte-Sophie. Corine Rezel/Wikimedia, CC BY-SA

L’Unesco s’inquiète des évolutions en cours. Alors qu’elle ne dépendait que du ministère de la Culture et du Tourisme, la gestion du bâtiment relève désormais de plusieurs autres instances, comme la Présidence des affaires religieuses (Diyanet), la direction des fondations et la préfecture d’Istanbul. La multiplication des acteurs rend plus difficiles les interventions visant à préserver l’édifice, lorsque des aménagements inappropriés sont réalisés.

En outre, la fin du paiement du droit d’entrée a privé l’État turc d’une manne financière pourtant nécessaire pour couvrir les énormes frais d’entretien et de préservation que les experts ont identifiés pour les cinquante années à venir. C’est ce qui explique la décision du ministère de la Culture de demander le paiement d’un droit d’entrée aux visiteurs étrangers à partir de 2024.

Il faut rappeler, en outre, que le changement de statut d’Ayasofya a été suivi, à Istanbul, par une reconversion similaire, celle de l’église Saint-Sauveur-in-Chora, considérée comme l’un des joyaux de l’art byzantin les mieux préservés du fait de la beauté de ses fresques et de ses mosaïques. Comme celles-ci couvrent l’ensemble des murs de l’ancienne église, on peut se demander comment on pourra aménager le site en mosquée en préservant la visibilité de ce patrimoine.

L’enjeu électoral

Il est probable que dans la perspective des élections municipales du printemps prochain et, par ailleurs, eu égard à la situation qui prévaut actuellement à Gaza, Recep Tayyip Erdogan compte entre autres sur ces initiatives religieuses pour obtenir les voix qui lui permettront de reconquérir la mairie métropolitaine d’Istanbul, remportée par le kémaliste Ekrem Imamoglu en 2019.

Les élections de 2023, qui ont vu la reconduction du leader de l’AKP à la présidence, ont montré la solidité et la résilience du socle conservateur religieux du pays, en dépit de l’urbanisation de ses modes de vie, de la crise économique sans précédent qu’il subit, et des séismes qui ont ravagé le sud-est de son territoire en février dernier.

Mais Istanbul n’est pas l’Anatolie, et au-delà de l’importante influence de l’opposition dans l’ancienne capitale ottomane, même son électorat conservateur pourrait bien, comme en 2019, se servir de ce scrutin local pour manifester le mécontentement lors des prochaines municipales qu’il n’a pas osé exprimer lors des dernières élections générales.The Conversation


 

Imad Khillo, Maître de conférences de droit public à Sciences Po Grenoble Chercheur associé à l’IREMMO-Institut de Recherche et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient, Sciences Po Grenoble et Jean Marcou, Directeur des relations internationales, Sciences Po Grenoble

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Comment les industriels ont fabriqué le mythe du marché libre

Des fables radiophoniques – dont l’une inspirée d’un conte suisse pour enfants! – aux chaires universitaires, des films hollywoodiens aux manuels scolaires, le patronat américain a dépensé des millions pour transformer une doctrine contestée en dogme. Deux historiens dévoilent cette stratégie de communication sans précédent, dont le contenu, trompeur, continue (...)

Le cadeau de Trump aux Suisses pour le 1er Août

Avec 39 % de taxes douanières supplémentaires sur les importations suisses, notre pays rejoint la queue de peloton. La fête nationale nous offre toutefois l’occasion de nous interroger sur notre place dans le monde. Et de rendre hommage à deux personnalités du début du 20e siècle: Albert Gobat et Carl (...)

Jean-Daniel Ruch

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (3 et fin)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert un pays attachant et d’une richesse culturelle insoupçonnée. Dans ce troisième et dernier chapitre, je vous propose, entre autres, de rencontrer des (...)

Roland Sauter

Voyage en vélo à travers la Bulgarie (2)

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Voyage en vélo à travers la Bulgarie

Six cents kilomètres séparent Sofia, la capitale, de Velik Tarnovo, au centre-nord de la Bulgarie. En dix-sept jours de vélo, du 17 mai au 3 juin, j’ai découvert une richesse culturelle insoupçonnée: les fresques des tombeaux thraces, vieux de 24 siècles, un stade et un théâtre romain parfaitement conservés et (...)

Roland Sauter

Albert de Pury, adieu l’humaniste

En guise d’hommage à Albert de Pury, nous publions un de ses textes, paru dans «L’Hebdo» en 2015 et intitulé: «Quand les Livres saints prônent la violence». Spécialiste de l’histoire biblique, lisant le Coran et la Bible dans leur version originale, il y expliquait notamment comment les intégrismes sont d’abord (...)

Anna Lietti

Faut-il vraiment se méfier de Yuval Noah Harari?

La trajectoire du petit prof d’histoire israélien devenu mondialement connu avec quatre ouvrages de vulgarisation à large spectre, dont Sapiens aux millions de lecteurs, a suscité quelques accusations portant sur le manque de sérieux scientifique de l’auteur, lequel n’a pourtant jamais posé au savant. D’aucun(e)s vont jusqu’à le taxer de (...)

Jean-Louis Kuffer

La responsabilité de Staline dans les millions de morts soviétiques de la Seconde guerre mondiale

La victoire, en 1945, de l’Armée rouge, avec une guerre qui a fait plus de 27 millions de morts soviétiques, a permis à Staline, s’étant nommé «généralissime», de parader en uniforme blanc et de passer pour un grand chef de guerre aux yeux du monde entier. Miracle de la propagande. (...)

Marcel Gerber
Accès libre

L’exorbitant coût environnemental et social du tourisme de masse en Croatie

Des villes qui accueillent jusqu’à 10 000 touristes par jour, un nombre effarant d’infrastructures construites dans des zones protégées, une augmentation de 25 % de la pollution microplastique dans l’Adriatique… Avec plus de 100 millions de nuitées en 2024, le tourisme est l’un des principaux moteurs économiques du pays. Mais (...)

Bon pour la tête
Accès libre

Léon XIV et J.D. Vance partagent les mêmes modèles

A peine élu, le pape américain Léon XIV est déjà célébré ou vilipendé comme anti-Trump. Pourtant, à y regarder de plus près, plusieurs aspects de la doctrine chrétienne le rapprochent étonnamment du vice-président néo-catholique J.D. Vance.

Bon pour la tête

Deux écrivains algériens qui ne nous parlent que de l’humain

Kamel Daoud, avec «Houris» (Prix Goncourt 2024) et Xavier Le Clerc (alias Hamid Aït-Taleb), dans «Le Pain des Français», participent à la même œuvre de salubre mémoire en sondant le douloureux passé, proche ou plus lointain, de leur pays d’origine. A l’écart des idéologies exacerbées, tous deux se réfèrent, en (...)

Jean-Louis Kuffer

La république américaine entre dans sa phase Marius et Sylla

Dans la Rome des années 80 avant JC., les rivalités entre Marius, chef inclusif mais vieillissant de la faction populaire, et Sylla, riche jouisseur attaché aux valeurs traditionnelles à la tête des oligarques marquent le début du lent déclin de la République romaine. Toute ressemblance avec des personnages connus d’une (...)

Guy Mettan

Un pape urbi, orbi et bobo

Le pape François est mort, personne ne peu l’ignorer. Qu’il repose maintenant en paix, même si les médias en on fait un «people» comme un autre, dont on nous dit tout sans rien nous en dire. Pourquoi tant de ferveur médiatique?

Patrick Morier-Genoud
Accès libre

Dans l’Antiquité les femmes pouvaient exister autrement que comme épouses

Les visiteurs du site de Pompéi ne pensent pas souvent à regarder au-delà de l’enceinte de la cité. Pourtant, une fois franchies les portes de la ville, on découvre nombre de sépultures qui racontent la société d’alors, et en particulier la place accordée aux femmes.

Bon pour la tête
Accès libre

«Make Religion Great Again»: la place de la religion dans l’Etat trumpien

Le 7 février dernier, Donald Trump a créé au sein de la Maison Blanche un «bureau de la foi», chargé de renforcer la place de la religion aux Etats-Unis. Que signifie la création de cette nouvelle instance, et que dit-elle de l’administration Trump 2?

Bon pour la tête