Souvenirs d’amour et de cinéma

Publié le 20 mai 2022
Divine surprise anglaise soutenue par Martin Scorsese, «The Souvenir» de Joanna Hogg ose un geste autobiographique d'une ampleur et d'une beauté exceptionnelles. En deux parties, la cinéaste y revient sur une liaison de jeunesse tragique tout en relatant ses efforts pour trouver sa propre voix d'artiste.

Est-elle triste ou déterminée? C’est ce que se demandent Julie et Anthony, un couple encore en phase de rapprochement, contemplant à la Wallace Collection de Londres un petit tableau de Jean-Honoré Fragonard intitulé Le Souvenir. Une jeune femme du XVIIIème siècle accompagnée d’un chien paraît y graver les initiales de son amoureux sur un tronc d’arbre – geste qui va trouver un écho dans le parcours de l’héroïne de ce film, intitulé quant à lui The Souvenir. Comment réagir à la perte d’un grand amour devient ainsi son sujet apparent. Mais la cinéaste a l’intelligence de l’inscrire dans un sujet plus large qui se dessine peu à peu. Celui-ci a trait à la nature-même de l’art et du cinéma en particulier: troublante machine mémorielle qui substitue à l’expérience sa relecture en forme d’illusion incarnée, quête de vérité réaliste ou au contraire mémoire sublimée.

Il faut sans doute une certaine maturité pour réussir un film pareil. Mais de là à imaginer une parfaite inconnue (du moins de ce côté-ci de la Manche) de 58 ans, qui a connu une renaissance au cinéma d’auteur après quinze années de télévision? A l’évidence, Joanna Hogg est un oiseau rare et sa liste de films préférés publiée sur le site du British Film Institute, à la fois originale et impeccable, le confirme. Après trois longs-métrages restés inédits sur le continent (Unrelated, Archipelago et Exhibition), elle est enfin parvenue à monter son projet le plus personnel, déjà imaginé et partiellement écrit dans les années 1980.

Fan de ses films prcédents, Martin Scorsese fut un soutien décisif pour débloquer le financement, de même que la participation de Tilda Swinton, une amie d’enfance dont c’est la propre fille, Honor Swinton Byrne, qui a finalement hérité du rôle de la cinéaste jeune. Malgré tout, c’est seulement le succès du premier volet, présenté aux festivals de Sundance et de Berlin en 2019, qui a assuré la réalisation du second, après une année d’interruption en pleine pandémie. Ensuite, c’est la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, en 2021, qui aura servi de caisse de résonance pour une distribution restée problématique, vu les quasi quatre heures de projection. Seule assurance: qui s’engage dans l’aventure ne le regrettera pas.

Forme décroissante pour ambition accrue

Il y a d’abord la sidération de se retrouver devant du cinéma d’autrefois, tourné en 16mm avec notre légendaire Bolex helvétique et donc une image granuleuse. Puis le plaisir de plus en plus intense de goûter à une expérience quasiment «décroissante», à savoir un film comme nettoyé de toutes les affèteries de style qui ont envahi le cinéma ces dernières décennies via la publicité, le vidéo-clip et le passage au tout-digital. On est ainsi invité à suivre au plus près de son expérience la rencontre puis la liaison d’une jeune étudiante en cinéma avec un mystérieux employé au ministère des Affaires étrangères. Bien plus âgé qu’elle, il affecte des airs de dandy désabusé mais cache en fait une toxicomanie problématique, symptôme d’une faille insondable. Malgré tout, Julie s’accroche à cet amour, au point de négliger ses études et son projet de film néoréaliste sur le déclin d’un port du nord de l’Angleterre.

De prime abord, c’est la chronique toute simple d’un premier amour, d’une franchise désarmante. Julie n’est pas une grande beauté et son Anthony à bec-de-lièvre n’en impose que par son assurance, voire son arrogance. On rend visite aux parents de l’un comme de l’autre, nettement plus aisés de son côté à elle (incontournable fossé de classes britannique), et on assiste aux ateliers de l’école de cinéma, où mentorat, camaraderie et ambition artistique ne font pas toujours bon ménage. D’ailleurs, un autre étudiant ne tarde pas à dénoncer toute l’affaire comme une grande escroquerie fondée sur la confiance («a con game!») S’esquisse alors un récit d’apprentissage troué d’ellipses et de mystères où l’on voit d’abord Julie perdre pied (première partie) puis se remettre de sa perte et gagner en assurance (deuxième partie) pour finir par trouver la détermination nécessaire à la réalisation de son projet, lequel a changé du tout au tout puisqu’elle va tourner un film qui relate précisément cette liaison malheureuse.

La femme au tableau

C’est très graduellement que se déploie toute l’intelligence et la complexité de cette œuvre, dont l’action apparente embrasse une décennie et les enjeux profonds encore bien plus. Un film où ne se joue rien moins qu’un travail de deuil, de mémoire et de recréation consolateur, voire libérateur à condition de trouver la forme adéquate. Sans rien perdre de son exigence de style et de vérité, The Souvenir glisse dans sa deuxième partie du 16 au 35mm et même par moments au digital – toujours selon une parfaite logique interne. La scène de la première du «film dans le film» en devient logiquement le clou… sauf qu’on la passera dans l’esprit de l’héroïne, partie dans une grand rêverie métaphorique qui convoque tour à tour différents styles de cinéma anglais, du réalisme à la Ken Loach au surréalisme de Powell & Pressburger! D’ailleurs, n’avons-nous pas assisté à cette projection nous-mêmes?

Bref, on trouve un peu tout dans ce film-somme: le réel et l’imaginaire, le romantisme et le féminisme, l’ego et le mystère des autres, le cinéma et le monde. Et c’est d’autant plus beau que c’est raconté avec une délicatesse rare, où la franchise n’exclut pas la poésie (et vice-versa). Même la grande Tilda Swinton a enfin accepté ici de jouer son âge – ses cheveux blancs contrastant avec sa rousseur préservée dans Memoria et The French Dispatch – pour se mettre totalement au service de son amie et de sa fille. Alors qu’au début, c’est à peine si l’on prête attention à cette dernière, jeune femme timide bien loin des canons usuels, à l’arrivée, elle est devenue une héroïne incontestable, un visage qu’on n’oubliera pas de sitôt: la femme du tableau de Fragonard dotée d’une histoire. Le cinéma britannique récent ne nous avait pas souvent conviés à pareille fête!


«The Souvenir I et II», de Joanna Hogg (Royaume-Uni, 2019-2021), avec Honor Swinton Byrne, Tom Burke, Tilda Swinton, James Spencer Ashworth, Richard Ayoade, Ariane Labed.

En importation directe aux Cinémas du Grütli de Genève, en attendant d’autres lieux.

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