Roméo et Juliette face aux incohérences du SEM

Publié le 15 juillet 2019

La scène du balcon, par Frank Dicksee (1853-1928). – © DR

Un couple irano-afghan qui est parvenu à s’extirper d’une situation dangereuse sur fond d’agressions, de mariages forcés et de menaces de mort a été sommé de quitter la Suisse. Le Secrétariat d’Etat aux migrations a fourni des explications aussi légères qu’insuffisantes afin de justifier sa décision. Un recours a été déposé.

Lorsque Mariam* quitte l’Afghanistan pour trouver refuge en Iran avec toute sa famille, elle n’est âgée que de quelques mois. En 2010, elle est unie contre son gré à un homme déjà marié qui réside en Norvège, dont le frère la violente. Elle parvient à obtenir le divorce en 2013. Dans la foulée, son père s’empresse de lui trouver un nouvel époux afghan, prétendument proche des talibans, à qui il souhaite la vendre afin de laver l’honneur de sa famille. Seulement voilà, Mariam est tombée amoureuse d’Arash* l’année précédente. Leur union est interdite par leurs familles respectives, car les réfugiés afghans sont méprisés en Iran. Dans le but de mettre un terme à cette romance impossible, les frères de Mariam envoient Arash à l’hôpital. Les deux amants décident donc de quitter le pays en février 2016 et parviennent à rejoindre la Suisse en juin. La famille de Mariam (âgée de 28 ans) dépose alors une plainte pénale contre Arash pour enlèvement, et le futur mari «lésé» profère des menaces de morts contre les deux jeunes gens qui se sont rendus coupables de «crimes d’honneur».

Mariam et Arash font alors de leur mieux pour s’intégrer. Ils prennent des cours de français et de maths et cherchent à entamer un apprentissage. Arash en a trouvé un dans la construction métallique pour l’année prochaine et Mariam poursuit ses recherches auprès de pharmacies afin de devenir assistante. Mais, fin mai 2019, le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) a décidé de rejeter la demande d’asile du couple, bien que le récit de leurs situations et des menaces qui pèsent contre eux ait été jugé crédible par celui-ci.

Justifications insensées

Dans le cas d’Arash, le SEM justifie sa décision en expliquant que le dépositaire de la demande n’a pas conservé de traces physiques de son agression par les frères de Mariam, et qu’il ne peut pas non plus prouver son incapacité à requérir la protection de l’Iran en cas de retour au pays. Le même pays dans lequel il est recherché pour enlèvement! Mais les incohérences ne s’arrêtent pas là. Mariam, quant à elle, s’est vu répondre que «dans la mesure où vous êtes une ressortissante afghane, les seuls motifs que vous pouvez valablement faire valoir dans le cadre de votre procédure d’asile en Suisse sont ceux qui vous ont poussée à quitter l’Afghanistan.»

L’élément le plus grossier, qui témoigne d’une profonde méconnaissance (ou inconscience) tant des lois qui régissent les pays du Moyen-Orient que de la situation des femmes dans lesdits pays, se traduit encore plus grossièrement dans la réponse du SEM: «Les faits que vous alléguez constituent des conflits entre individus qui se révèlent être d’ordre privé, n’impliquant pas d’organe étatique». Selon le Secrétariat d’Etat, rien n’indique que les autorités iraniennes «aient refusé ou n’aient pas été en mesure de vous offrir une protection adéquate face aux menaces émises par votre famille.»

Ainsi, le SEM ignore complètement l’ampleur des crimes d’honneur dans cette région, où  «les violences contre les femmes sont endémiques», selon Amnesty International, qui déplore: «Les maris, pères, fils et frères peuvent gérer la vie de la femme comme ils l’entendent et la tuer par lapidation, strangulation ou à l’aide d’une arme dès qu’ils estiment qu’elle s’est conduite d’une manière ‘déshonorante’.»

«En Afghanistan, une fille ou une femme peuvent être tuées ‘pour raison d’honneur’ par un membre de sa propre famille, quand on considère qu’elle a franchi les limites d’un comportement convenable au sein de la communauté, qu’elle a compromis ou détruit sa bonne réputation et, ainsi, traîné l’honneur familial dans la boue», selon Human Rights Watch. Si le SEM veut juger Mariam en tant que ressortissante afghane, il paraît donc improbable que ces éléments n’aient pas fait pencher la balance.

Profonde méconnaissance

Du côté du SEM, justement, on se réserve le droit de ne pas s’exprimer sur un dossier en cours, car Mariam et Arash, soutenus par une association qui défend les droits des requérants d’asile, ont fait recours de la décision du secrétariat. Son porte-parole se contente donc de rabâcher la même musique qui n’explique absolument pas la décision du SEM et affirme: «Le facteur décisif pour la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas le mariage forcé qui a déjà eu lieu, mais uniquement la crainte d’un futur mariage forcé. Toutefois, les désavantages subis par la communauté matrimoniale après la conclusion du mariage forcé, par exemple la violence domestique ou l’impossibilité de divorcer, peuvent conduire à la reconnaissance.» Le SEM semble ignorer le fait que, selon le Code civil iranien, une femme ne peut se marier qu’avec l’accord de son père.

En 2013, la Confédération a lancé un programme de lutte contre les mariages forcés (400 cas recensés en 2016). Celui-ci s’est achevé en 2017, mais les cas sont en augmentation et concernent désormais un cinquième des demandes d’asile. Il faut dire que le programme de l’Etat consistait surtout en un durcissement des sanctions encourues pour leurs actes par les responsables du mariage forcé. Une menace qui n’aurait donc pas eu beaucoup d’effet sur les tortionnaires de Mariam et Arash.

Ada Marra, particulièrement impliquée dans la lutte contre les mariages forcés, s’est exprimée lors d’une conférence de presse sur le recours du couple organisée le 5 juillet: «Pourquoi ce que nous considérons comme indéfendable et un délit pour les jeunes filles (et jeunes hommes) dans notre pays, devrions-nous le tolérer pour des femmes et des hommes qui viennent demander protection dans notre pays en leur refusant l’asile?» s’interroge-t-elle.

Une pétition a été lancée en ligne contre le renvoi du couple.

Contacté, l’Office fédéral de la Justice n’a pas réagi à notre interpellation.

*Prénoms d’emprunt

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