Ramuz à la sauce Romanens

Publié le 16 janvier 2020

«Et j’ai crié Aline» Thierry Romanens (au premier plan) et Patrick Dufresne. – © Mercedes Riedy

Aline, pauvre Aline... mais rassurez-vous, avec l’homme-orchestre Thierry Romanens, la triste histoire d’une jeune femme lésée et abandonnée devient un moment de pur bonheur au théâtre Kleber-Méleau de Lausanne. Avec la complicité de Robert Sandoz et du trio de jazz Format A’3, Romanens transforme une tragédie en un parcours musical traversé par la poésie rustre et belle de Ramuz.

Il n’y a pas beaucoup d’histoires gaies chez Charles-Ferdinand Ramuz, le plus adulé des écrivains romands, et celle d’Aline, écrite en 1905 quand il avait 27 ans, est particulièrement sombre. Elle est également étonnamment progressiste dans la reconnaissance des torts que la nature a infligés aux femmes en les rendant si fertiles quand elles sont amoureuses, et même quand elles ne le sont pas. Combien de vies ont-elles été dévorées par l’inconscience de la passion et du sexe? Ramuz met beaucoup de cœur à dénoncer le destin d’Aline, une jeune femme poussée à l’infanticide et au suicide par un amour écrasé. La figure de Julien, le fils du syndic qui l’a engrossée et qui trouve une femme plus conforme à ses ambitions sociales ne sort pas grandie de l’histoire.

«Et j’ai crié Aline» Thierry Romanens et Format A’3. © Mercedes Riedy

Romanens s’empare avec ferveur du parcours d’Aline qu’il transforme en une fable théâtrale à l’aide d’une immense taupe et de musiciens-acteurs qui deviennent les personnages de la fable. Les longueurs glauques de Ramuz se métamorphosent en bulles légères portées par les images et par les voix célestes du groupe vocal de l’EJMA, l’Ecole de Jazz et de Musique Actuelle de Lausanne.

Le cocktail secret de «Et j’ai crié Aline» tient à la personnalité exubérante de Romanens et à sa connivence avec le public. Le pitre est traversé par l’amour de la littérature. Il réussit à se moquer de Ramuz avec tendresse et sans dérision. Il lève les yeux au ciel en prononçant pour la 22ème fois le mot «ombre» dans le récit d’Aline; il s’interrompt pour exprimer son admiration pour une phrase ou sa totale incompréhension d’une autre, il répète une deuxième fois la seule blague de Ramuz dans Aline pour être sûr qu’elle est appréciée à sa juste valeur, celle du chameau qui ne boit que tous les 15 jours et qui ne fait pas l’affaire des aubergistes. Il est tellement hilarant, ce cher Ramuz. Le spectacle devient la rencontre du croque-mort avec un cygne-saltimbanque.

Thierry Romanens n’en est pas à son coup d’essai dans l’entrecroisement des œuvres littéraires avec l’humour et la musique, c’était déjà le cas avec Voisard, vous avez dit Voisard et Courir: c’est sa marque de fabrique. Le spectacle «Et j’ai crié Aline» se situe entre le cimetière et le vol d’un oiseau qui cherche le printemps.


Kléber Méleau, jusqu’au 26.01.20

Equilibre Nuitonie Fribourg , les 31.01.20 et 01.02.20

Forum Meyrin – Genève, le 06.02.20

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