Que dit la mort lente du journalisme local?

Publié le 12 mai 2020
La disparition du Régional attriste toute une population entre les portes de Lausanne et de St.-Maurice. C’était un vrai journal de proximité. Indépendant, avec du caractère. Tué par le Coronavirus? C’est un peu court. Il faut y regarder de plus près pour comprendre pourquoi et comment le journalisme local se meurt. A peu près partout. A quelques vaillantes exceptions près.

Le Régional était affaibli depuis longtemps. Le passage de la publicité vers le net affecte toutes les formes de presse et particulièrement les titres gratuits qui ne vivent que d’elle. D’autant plus que les grands distributeurs ont leurs propres magazines quasiment tous-ménages. Même les commerçants et restaurateurs du coin sont tentés de faire leur pub sur Google.

Autre faiblesse de ce titre regretté: il visait un espace trop large. Les lecteurs proches de Lausanne sont peu intéressés par les nouvelles du Chablais et réciproquement. Il en résultait des coûts considérables: 127’000 exemplaires à imprimer. Avec 101’000 lecteurs. Comme on en compte au moins deux par livraison prise en mains, on peut calculer que plus de la moitié de tout ce papier passait aussitôt à la corbeille. Ce modèle était celui d’une autre époque. Le groupe de Philippe Hersant (ESH Médias) lui a porté quelque intérêt. Surtout pour faire tourner son imprimerie de Monthey, construite récemment en bravant l’air du temps (d’où sortent le Nouvelliste, Arc-info, le Journal de la Côte). Cela n’a pas suffi, les perspectives étaient trop sombres.

Cette petite équipe talentueuse a déploré non sans raison que les communes ne l’aient pas soutenue, notamment avec des annonces et des publications officielles. Pourquoi? Parce qu’elles préfèrent leurs propres canaux de communication, totalement sous contrôle, sans risque de se faire égratigner. Par exemple au travers de Montreux-Info, un périodique rempli de communiqués et d’annonces locales mais sans partie rédactionnelle digne de ce nom. Ou alors, les municipalités soutiennent des publications dociles. On se souvient des tensions entre celle d’Yverdon et l’ex-rédactrice en chef de La Région. Le cas de Lausanne-Cités est aussi révélateur. Dans le passé, il a servi souvent de poil à gratter. Aujourd’hui, il donne dans le consensuel optimiste… et a droit à un soutien de la Ville. La tendance est générale: les pouvoirs préfèrent la «com» à l’information journalistique.

Le Journal de Morges du courageux Cédric Jotterand est un contre-exemple, modeste mais de qualité. Bravo. Il faut dire aussi que la situation est moins préoccupante dans deux cantons: Fribourg et le Valais où divers titres, de grands régionaux et de plus petits, couvrent bien l’actualité locale. Dans le canton de Vaud, 24 Heures qui, en 2005, a absorbé et éliminé des journaux sur la Riviera, dans le Chablais et à Yverdon, ne dispose pas d’assez de pages pour une approche attentive de tout ce qui se passe dans les villes et villages de son large périmètre. Le paysage n’est guère plus rassurant à Genève, où la Tribune, comme sa soeur vaudoise, consacre plus d’espace aux sujets généraux (Suisse, international, économie, culture, sport, etc.) qu’à la vie quotidienne des quartiers. Heureuse exception au bout du lac: le journal gratuit GHI de Jean-Marie Fleury résiste à la dureté des temps et continue à pratiquer un journalisme populaire «vigousse».

Il faut dire aussi que cet aspect du métier, le local, attire peu les jeunes journalistes. Ceux qui ont été formés dans les universités ont appris toutes sortes de choses mais sûrement pas l’attrait et la nécessité de la proximité. Aller trouver les sujets au bistrot du coin plutôt que sur l’ordinateur? Dépassé! Et pourtant ce sont les «localiers», attentifs à tout, un brin critiques parfois, qui donnent aux grandes et petites cités un visage vivant, au-delà des discours officiels.

Pourquoi cette mort lente de cette forme de journalisme? Les considérations économiques et politiques n’expliquent pas tout. Il faut admettre qu’une partie importante de la population lui porte peu ou pas d’intérêt. L’abstention très forte dans les élections locales est un indice. Beaucoup de gens s’installent ici ou là pour quelque temps puis déménagent sans véritablement plonger dans les arcanes du lieu. Enfin les communautés étrangères dont la presse parle d’ailleurs fort peu, tendent, plus ou moins selon les cas, à privilégier leurs propres sources d’information (à la TV surtout) et ne s’intéressent que de loin au ménage collectif local. Le fait réjouissant que quatre des sept conseillers et conseillères d’Etat vaudois soient d’origine étrangère ne doit pas faire illusion.

Ce constat renvoie à la fragmentation de la société, à l’individualisme si aisé à cultiver sur les réseaux sociaux où l’on choisit son cercle d’amis, ses centres d’intérêt sans trop se soucier de ceux des voisins. Il est possible que le phénomène soit lié à la prospérité, au confort. Il suffit qu’un évènement comme la crise sanitaire frappe tout le monde pour que soudain le sort des autres nous saute aux yeux. La fragilité des petits commerces, la condition des métiers modestes, ceux de la santé et d’autres sont enfin évoquées. Avec quelques élans et gestes de solidarité inattendus.

On ne va pas en remercier le virus. Mais l’utiliser pour se poser quelques questions sur notre fonctionnement collectif.

Il y aussi des raisons d’espérer. On voit qu’en France, loin de Paris, face au déclin des grands journaux régionaux, il est apparu ces dernières années une foule de petits hebdos centrés sur une ville ou un petit bout de territoire. Vifs ou plus conformistes, gratuits ou pas. En Allemagne où l’on compte un nombre exceptionnel de journaux régionaux ou locaux payants, peu d’entre eux ont disparu, portant frappés aussi par la baisse de la publicité et l’érosion des ventes.

Reste à réinventer sans cesse le paysage plumitif de nos cités et bourgades.

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