Quand Syrien rime avec destin

Publié le 14 janvier 2022
Documentaire à part, «Love of Fate» de Pierre-Alain Meier se présente comme un film composé de «chutes» d'une autre film, l'admirable «Eldorado» de Markus Imhoof. Bien plus qu'un supplément pour DVD ou qu'un film militant, il profite d'un événement imprévu pour approfondir la question de la crise des migrants, en l'occurrence syriens, et de notre regard sur ces derniers.

La crise des migrants, tout le monde connait et a désormais son opinion là-dessus, plus ou moins formée et informée, avouée et avouable. Depuis une quinzaine d’années, on ne compte plus les films, documentaires ou de fiction, qui s’en inspirent, applaudis à gauche, boudés à droite et le plus souvent ignorés par le grand public en quête de divertissement. Qu’ajouter à cela? Peut-être Love of Fate, qui donne une nouvelle réalité – proprement fatidique – à la question.

En 2018, Eldorado de Markus Imhoof (La Barque est pleine, presque quatre décennies plus tôt) tentait la voie de l’introspection pour se remobiliser, aller voir les conditions faites aux nouveaux migrants et s’interroger sur notre capacité d’accueil. Mais tout documentaire est une construction, et comme souvent, une bonne part du matériau filmé n’avait pas trouvé sa place dans le produit fini. Dans le cas présent, tout un pan du projet compromis par un coup du sort. Avec le recul, son producteur Pierre-Alain Meier a pensé qu’il y avait de quoi en tirer un tout autre film, dont le titre Love of fate (de l’expression latine «amor fati») indique bien la valeur de constat plutôt que le volontarisme militant. Cela est arrivé, ces images ont été enregistrées, peut-être ont-elles aussi quelque chose à nous dire d’important.

Deux familles, un espoir

Sans commentaire «off», on est ainsi invité à suivre le départ de deux familles syriennes choisies par le Haut Commissariat pour les Réfugiés en vue d’une relocalisation en Allemagne (suite à la fameuse décision de la chancelière Angela Merkel d’en accueillir un million). Scandé par le compte à rebours des journées avant l’embarquement en avion, le film alterne entre les deux familles, l’une nombreuse de onze personnes, les Jarad, l’autre plus réduite de cinq. Deux interviews donnent un minimum de contexte: une employée du HCR pour dire la difficulté de choisir et la jeune Nour pour raconter par le menu les conditions de leur fuite de Syrie, cinq années plus tôt. Mais pour l’essentiel, on assiste juste à leurs dernières journées au Liban et enfin au départ. Et c’est déjà fort intéressant.

«Protectorat» syrien pendant les deux décennies précédentes, le Liban s’est en effet transformé en refuge pour 1,5 millions de Syriens chassés par la répression sanglante de Bachar al-Assad. En réalité, une sorte de purgatoire, de piège sans issue, dans des camps-bidonvilles qui n’ont plus rien de provisoire. Les deux familles au cœur du film font partie des plus chanceuses, mais on voit bien qu’elles s’illusionnent sur leur vie future en Allemagne, à partir d’informations glanées lors d’un cours de préparation. Mais tout ne vaut-il pas mieux que cette existence misérable, sans espoir, bien résumée par ces quelques sièges de salon trop chics pour ces tentes et à peine protégés des intempéries?

Quand l’imprévu s’invite

Le jour J, l’équipe est bien sûr là pour filmer le transfert en bus de la Bekaa (la vallée arrière du Liban) à un hôtel proche de l’aéroport de Beyrouth. L’attente, les adieux, un certain stress – rien de bien spécial. Et puis survient l’inimaginable, un malaise du pater familias qui va tout remettre en cause. Peut-on continuer de filmer quand le destin de toute une famille bascule, même si elle a donné son accord au préalable? L’opérateur Peter Indergand et le preneur de son Jürg Lempen, à ce moment seuls maîtres à bord, ont suivi leur instinct. Et après, peut-on faire comme si ces images n’existaient pas? Love of Fate donne sa réponse, une musique transparente d’Arvo Pärt à l’appui, et elle paraît éminemment respectable.

Son témoignage y gagne une force inédite, une dimension poignante que le film a malgé tout l’intelligence de dépasser en se portant encore de l’autre côté, c’est-à-dire en suivant l’accueil de l’autre famille à Hanovre puis la froide discussion du «cas» par les autorités compétentes. On peut avoir été séduit par les qualités d’image, d’empathie et d’observation du début, captivé ensuite par la tournure des événements tout en se posant la question incontournable du voyeurisme, à la fin, c’est toute la question de l’accueil des réfugiés qui se pose avec une nouvelle acuité.

Est-ce le fait que rien n’a été spécifiquement tourné pour le réaliser qui rend Love of Fate si subtilement différent? Mine de rien, ce «petit film» devient en tous cas de ceux qui comptent. Sans doute mieux que l’accumulation «world» de Human Flow (Ai Weiwei), le surplace frustrant de L’Escale (Kaveh Bakhtiari) ou l’esthétisme apprêté de Fuocoammare (Gianfranco Rosi), il nous invite à partager la condition précaire du migrant, ses espoirs et ses illusions, voire la cruauté de son destin. Rien de plus, sans chercher à convaincre quiconque de quoi que ce soit. Mais c’est déjà énorme.


«Love of Fate», documentaire de Pierre-Alain Meier (Suisse 2021). 88 min.
Soirées en présence du réalisateur, à partir du 14 janvier.

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