Pourquoi les jeunes générations se contre-fichent du défi européen?

Publié le 3 décembre 2021
La journée du Mouvement européen suisse, samedi 28 novembre à Berne, a connu de grands moments. Avec un discours, musclé et chargé de références historiques, l’ex-conseiller fédéral Pascal Couchepin exige du gouvernement une relance immédiate des négociations entre la Suisse et l’Union européenne. Le public était nombreux… mais avec une forte dominante de cheveux gris et blancs. Le fait que les générations montantes témoignent peu d’intérêt pour la question est plus que préoccupant. La plupart des jeunes gens, on le constate dans nos entourages, ne sont «ni pour ni contre», mais indifférents.

Les raisons? La réalité de la construction européenne, quoi qu’on en pense, est largement ignorée. Les médias en parlent peu au-delà du piteux feuilleton diplomatique CH-UE. Les ténors des partis, lorsqu’ils l’évoquent, préfèrent le plus souvent le «bashing». Dans tous les camps. On parle ici et là de l’UE comme «une construction bancale». «Si tel était le cas, elle se serait effondrée depuis longtemps. Or, elle existe depuis 70 ans, ayant survécu à toutes ses crises», rappelle Couchepin. Il se souvient qu’il a fallu aussi des siècles pour que la Confédération helvétique trouve une forme viable, au-delà des différences et des tensions entre cantons et régions, entre langues et religions.

Les jeunes Suisses sont pourtant d’ores et déjà touchés par l’impasse actuelle. Ils ne participent plus aux programmes d’échanges d’étudiants et d’apprentis (Erasmus) qui avaient pourtant connu un réel succès lors de leurs lancements auxquels nous étions associés. Anecdote: les responsables européens de l’opération ont tenu une réunion… en Turquie, car celle-ci est encore «membre candidat». Le Liechtenstein y était convié en tant que membre de l’EEE. Pas la Suisse. Il est vrai qu’avec de l’argent, les étudiants helvétiques trouvent encore d’innombrables universités prêtes à les accueillir à travers le monde. Et l’Etat donne alors un coup de pouce. Mais cette exclusion reste pénalisante pour beaucoup. Quant aux plus avancés des jeunes universitaires, ils n’ont pas à se réjouir de voir les instituts de recherche coupés de la reconnaissance et du financement du vaste réseau «Horizon Europe». Même si la Confédération lâche quelques centaines de milliers de francs pour compenser le trou.

On en vient là au sentiment diffus, quasiment général: la Suisse est si riche, si performante, si sûre d’elle, qu’elle peut se passer des autres, qu’elle est indispensable aux autres, que d’autres puissances, les Etats-Unis, la Chine, lui tendent les bras. Leurres grossiers évidemment. Là encore Couchepin trouve les mots: «il faut éviter le langage de la grenouille qui se voulait plus grosse que le bœuf». De rappeler que la moitié de nos exportations vont vers l’UE, alors que celles de l’UE vers la Suisse ne représentent que 10%. Nul besoin de faire la liste des secteurs touchés par l’érosion en cours des accords en bout de course. Ne pas voir qu’à terme, si le dossier continue de pourrir, l’emploi sera touché, c’est s’enferrer dans les illusions euphoriques. Celui des jeunes le sera aussi.

Leur situation est aujourd’hui, grosso modo, fort bonne. Lorsqu’ils tardent à empoigner un job, parfois par choix plus que par nécessité, les parents, d’une génération comblée, sont là pour les soutenir. Ce phénomène, qui connaît certes des exceptions, tend à amortir les chocs, tant mieux, mais aussi à s’éloigner de la réalité dans sa dimension la plus crue. Les emplois se raréfient dans l’industrie, dans les services en raison de la digitalisation… tous les signaux ne sont pas au vert. On s’arrache sans doute les informaticiens mais tout le monde n’est pas champion en maths. Le secteur public continue d’embaucher à tour de bras mais l’économie n’a pas forcément à s’en réjouir. Il est vrai aussi qu’hôtels et restaurants, ces temps-ci, manquent de bras. Mais tiens, tiens, cela ne tente guère nos chers enfants et petits-enfants.

L’indifférence des jeunes Suisses peut s’expliquer aussi par les lacunes de l’enseignement. L’histoire du XXème siècle occupe généralement peu de place dans les programmes. La construction européenne encore moins. Les enseignants ont le plus souvent tendance à éviter les sujets controversés. Les dernières décennies vécues par la Suisse passent à la trappe. Quant aux réseaux sociaux si prisés, de Tik Tok à Instagram, ils sont peu connus pour dépasser le vacarme immédiat!

Autre explication possible. La jeunesse, où l’individualisme ne domine pas forcément, aspire à des idéaux. On le voit avec son engouement pour l’écologie. Or l’Europe manque d’un narratif, d’un récit porteur de promesses. En Suisse, le discours dominant à son propos est au contraire celui du scepticisme. Il serait pourtant possible d’en déployer un autre. Sur l’entente entre les peuples, l’action commune et le débat serein entre les membres de la communauté. Plutôt que les chamailles nationalistes, telles celles qui s’enveniment entre la France et la Grande-Bretagne du Brexit.

Des jeunes intéressés par la politique, on en trouve partout et en nombre heureusement. Mais les thèmes en vogue, aussi importants soient-ils, finissent par éclipser les autres. Climat, genres… On finit par ne plus voir que cela. Il y a aussi celles et ceux qui décident tôt de faire le pas, d’entrer dans un parti. Mais là, chacun serine ses sujets favoris dont l’Europe ne fait guère partie.

Et en plus l’obsession sanitaire! Surcharge des hôpitaux, craint-on, mais évitons aussi celle de nos têtes. Juvéniles ou chenues.

Bref on n’est pas sorti de l’auberge renfermée, mais nous sommes néanmoins nombreux, jeunes ou pas, à pousser la porte afin de découvrir ce que mijotent les voisins, prêts à se mettre à la table avec eux. Combien? On ne le sait pas au juste puisque le Conseil fédéral a enterré l’accord-cadre sans débat parlementaire et, un comble, sans consultation populaire. Ce qui fait dire à Pascal Couchepin: «Le gouvernement n’est pas un institut de sondage, il doit poser la question au peuple». L’ambassadeur de l’Union européenne à Berne, Petros Mavromichalis, a renforcé le propos du tenace Valaisan avec ce mot: «il n’est pas acceptable que la Suisse soit un passager clandestin de l’UE». Et Tok, comme dit Claude-Inga Barbey à la fin de ses sketches.


PS: Si des parents poussent l’audace jusqu’à faire entrevoir l’Union européenne à leur progéniture, un conseil. Aller visiter le Parlement européen à Strasbourg. Les enfants, les ados y sont particulièrement bien accueillis. Des étudiants bien informés s’y trouvent prêts à donner les explications souhaitées…

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête

Jean-Stéphane Bron plaide pour une diplomatie «de rêve»

Plus de vingt ans après «Le Génie helvétique» (2003), puis avec l’implication politique élargie de «Cleveland contre Wall Street» (2010), le réalisateur romand aborde le genre de la série avec une maestria impressionnante. Au cœur de l’actualité, «The Deal» développe une réflexion incarnée, pure de toute idéologie partisane ou flatteuse, (...)

Jean-Louis Kuffer

Un tunnel bizarroïde à 134 millions

Dès le mois prochain, un tunnel au bout du Léman permettra de contourner le hameau des Evouettes mais pas le village du Bouveret, pourtant bien plus peuplé. Un choix qui interroge.

Jacques Pilet