Merci aux confrères du «Matin», vaillants résistants au clivage social

Les journalistes du « Matin » semaine ont vécu aujourd’hui leur dernière séance de rédaction. – © 2018 Bon pour la tête – Anna Lietti
C’était dans les premières années 1990, j’étais journaliste au flambant neuf Le Nouveau Quotidien, qui avait élu rédaction à Montelly, quartier populaire de Lausanne. Nous étions super fiers de notre nouveau canard – si beau, si élégant, si passionné. J’y peaufinais l’art du deuxième degré dans des chroniques destinées aux seuls lecteurs pour lesquels j’aie jamais écrit: des gens socio-culturellement comme moi.
Tous les matins, au bistrot du coin, il y avait un couple de retraités, habitués de la table d’angle. La femme lisait Le Matin à haute voix à son homme. Pas trop vite, avec arrêts fréquents pour commentaires ou éclaircissements. Elle ne lisait pas que des histoires de chats, hein! Aussi des nouvelles du monde et des affaires publiques suisses. Il était clair que si elle arrivait au bout des articles, c’est qu’ils étaient rédigés, sur 30 ou 40 lignes, dans un langage simple et sans chausses-trappes à prétention spirituelle.
C’est seulement en observant la scène tous les matins que j’ai pleinement pris conscience de ceci: en tant que journaliste, parler à tout le monde exige discipline et renoncements. Avec mon deuxième degré et mes papiers à rallonge, je fais plaisir à pas mal de gens à commencer par moi-même, mais je claque d’emblée la porte au nez de milliers de lecteurs.
Le Matin a joué ce rôle et il mérite notre profonde reconnaissance. Il laisse un vide béant…
Heureusement, il existe une presse dite populaire, qui se donne pour mission première – au-delà même des thèmes qu’elle choisit ou non de privilégier – de ne pas perdre un seul lecteur en route. Heureusement pour la démocratie. C’est même une condition sine qua non à une démocratie digne de ce nom.
Le Matin a joué ce rôle et il mérite notre profonde reconnaissance. Il laisse un vide béant, et qu’on ne vienne pas me parler de 20Minutes, ce produit de synthèse hors-sol, totalement inutile à la compréhension de la réalité de ce pays.
Pendant toutes les années ou j’ai travaillé pour des journaux dits «de qualité», des lecteurs ont cru me faire plaisir en me disant leur mépris pour la presse dite «de boulevard». J’aimerais dire ici à mes confrères – même si ça leur fait une belle jambe! – que j’ai toujours refusé d’entrer dans cette stupide connivence et répété ma haute estime pour le rôle joué par le quotidien orange. J’ai même souvent conclu: «Si je quitte Le Nouveau Quotidien/ Le Temps/L’Hebdo, c’est pour aller au Matin». Je bluffais un peu: je n’aurais probablement pas été capable de sortir à ce point de ma zone de confort.
Merci à ceux qui l’ont fait. Je leur redis ici, très vainement, très désespérément, mon admiration. Sans eux, la Suisse romande sera un peu plus clivée socialement. Un peu moins démocratique.
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