«Maltraités, méprisés, en colère»: les psychologues français en grève

Publié le 18 juin 2021
Lyon, devant la préfecture du Rhône. Le 10 juin dernier, sous une chaleur écrasante, une manifestation assez inhabituelle était organisée à l’appel de plusieurs syndicats et collèges professionnels. Aux slogans de «ni gratuit, ni soumis», «prescription piège à con», les psychologues sont en grève.

Après plus d’une année de pandémie, des confinements à répétition, la fermeture des écoles pendant plusieurs mois, des annonces gouvernementales ont été faites concernant la santé mentale, dont les indicateurs sont préoccupants selon les professionnels. Mais pour les manifestants rassemblés à Lyon, comme dans une quinzaine d’autres villes en France, ces mesures sont insuffisantes. Pire, elles contribueraient à discréditer le métier de psychologue, à compliquer son exercice, à jeter le mépris sur la profession. 

«Les psychologues sont majoritairement très attachés à l’idéal de leur métier», nous raconte Elise, 24 ans, étudiante en master 2 de psychologie clinique et psychopathologie. Ce qui explique ce sursaut et cette présence dans la rue. 

«Les psychologues sont à bout»

Au cœur des revendications, la possibilité, pour tous, de consulter un psychologue, et que ces consultations soient remboursées par la Sécurité sociale. Car un psychologue n’est pas un médecin. 

Pour les jeunes, à qui le gouvernement a récemment promis un accès gratuit à des consultations psychologiques, le mécanisme est contraignant. Il est obligatoire d’être adressé et «validé» par un médecin pour y accéder. Les syndicats dénoncent une mise sous tutelle médicale et une disqualification de la profession, pourtant titulaire d’un diplôme d’Etat. 

Pour le reste de la population, il n’y a tout simplement pas de prise en charge par l’assurance maladie. Le gouvernement envisage d’étendre la gratuité à l’ensemble de la population, mais là aussi, à des conditions qui ne satisfont pas du tout les psychologues. Une limite de 10 séances d’une demi heure, un tarif plafonné à 22 euros la séance, un encadrement médical et administratif strict, qui, selon les syndicats, entravent l’exercice et pénalisent in fine des personnes déjà fragilisées. 

Deuxième cause de mécontentement, celle-ci assez partagée par le reste des professions médicales et para-médicales, le manque de moyens et la précarité de l’emploi. Les organisateurs de la marche du 10 juin soulignent «l’abandon du service public»: ils demandent une revalorisation salariale, des créations de postes, ainsi que la pérennisation des contrats. 

Pourtant, confie Elise, la vocation est pour le moment plus forte et aide les étudiants comme les professionnels à faire fi de ces contraintes. «Mais c’est vrai, poursuit-elle, il y a une déprime, un découragement et un marasme importants. Les psychologues sont parfois vraiment à bout mais je ne crois pas qu’ils se réorientent pour autant.»

La santé mentale, enjeu de santé publique?

Selon Santé Publique France, 3 millions de personnes souffriraient de troubles psychiques sévères, de diverses natures. La crise sanitaire a catalysé ces troubles chez les patients qui y étaient sujets, chez d’autres a réveillé ou accentué l’anxiété, l’isolement, le stress, la dépression, les tensions internes au foyer… Au mois de février dernier, 34% des personnes interrogées par l’enquête CoviPrev présentaient un état anxieux ou dépressif. Des campagnes de prévention sont diffusées régulièrement par le gouvernement, appelant à demander de l’aide, à ne pas minimiser les symptômes de souffrance psychique. 

Elise, qui effectue un stage pratique dans un centre médico-psychologique, a relevé une augmentation de la souffrance chez les jeunes. Les adolescents sont davantage demandeurs de soutien que les années précédentes. 

L’opinion s’est d’ailleurs émue à plusieurs reprises des suicides d’étudiants, confrontés à la solitude et à une très grande précarité financière. Santé Publique France évalue chaque semaine les indicateurs de la santé mentale des Français. Durant la semaine du 7 juin, environ un millier de passages aux urgences ont été enregistrés pour geste suicidaire. Un chiffre en baisse par rapport aux semaines précédentes, mais en hausse sur la moyenne des dernières années, en particulier chez les moins de 15 ans.

© Franck Chapolard/Collectif DR

Des acteurs essentiels 

Il y a en France près de 75’000 psychologues en exercice, soit environ un pour 30’000 habitants. Ce chiffre est en nette augmentation depuis une décennie. Pourtant, le caractère essentiel des psychologues est très souvent remis en question. Elise avoue ne pas bien saisir pourquoi on refuserait à sa future profession son caractère particulier et sa raison d’être. «Il arrive d’ailleurs que les postes de psychologues soient remplacés dans des institutions par des postes d’éducateur par exemple. C’est une aberration.» Mais elle se prête tout de même à l’exercice. 

«Le psychologue est celui qui pense et ce n’est plus toléré. Je crois que c’est en cela qu’ils sont de vrais acteurs du soin avant tout; le fait de penser les choses. Par ailleurs ils sont les seuls à être formés à la psychothérapie. Les psychologues offrent une écoute unique qui n’est pas celle de la médecine qui cherche à soigner ni celle des acteurs du social qui résolvent des problèmes. Les psychologues cliniciens en tout cas, sont formés à entendre ce qui se dit comme ce qui ne se dit pas, à analyser le discours, à rencontrer l’altérité… C’est un métier à part, personne d’autre n’est payé à penser comme les psychologues et cette écoute, cette analyse n’est pas donnée aux autres professions. Il y a par contre une nécessité à travailler en réseau aussi, à s’appuyer sur les connaissances et spécificités des autres professions y compris médicales mais ce n’est pas interchangeable.»

Elise reconnaît finalement que le métier de psychologue est mal connu, ce qui explique les raccourcis et les maladresses, et sujet à beaucoup de fantasmes. Mais elle insiste: on ne peut pas le remplacer. Ce sont, d’ailleurs, les seuls professionnels à être habilités à réaliser et utiliser les tests projectifs (dont le célèbre test de Rorschach, celui des «tâches d’encre») ainsi que les épreuves d’efficience intellectuelle. 

A ce jour, la Fédération Française des Psychologues et de Psychologie, qui a participé à la manifestation du 10 juin, indique que les négociations avec le ministère de la Santé sont au point mort. Les soignants, épuisés par plus d’une année de crise sanitaire, sont à nouveau descendus dans la rue le 15 juin, leur colère et leurs demandes n’ayant pas été entendues par le Ségur de la Santé. Elise, ses confrères et consœurs, eux, s’accrochent toujours à leur idéal de soin. 

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