«Les scénarios catastrophe étaient manifestement erronés»

Publié le 18 mai 2020

Pour le professeur de médecine Urs Scherrer, les mesures d’urgence sont suicidaires et pas vraiment efficaces contre la pandémie. Explications. – © Pixabay

Pour le professeur de médecine Urs Scherrer, la Corona Task Force est une couverture pour l'incapacité des politiciens à prendre des décisions.

Urs Scherrer, Infosperber, 16 mai 2020


La ville de Wuhan, bouclée et fermée, la vidéo sur la construction d’un hôpital d’urgence en une semaine, les photos de cercueils alignés à Bergame ou les reportages de New York… ces images ont laissé des traces émotionnelles profondes. Il est donc compréhensible que non seulement les interdictions nécessaires des manifestations de masse, qui ont été prononcées trop tard, mais aussi les fermetures d’écoles et d’entreprises et les restrictions de sorties bénéficient d’un large soutien. Personne ne sait encore avec certitude si ce blocage ordonné d’une partie de l’économie, avec toutes ses conséquences financières et sociales et les milliards de dettes qui en découlent, étaient proportionnés. Le point de vue et la contribution au débat de Urs Scherrer, cardiologue, professeur de médecine émérite à l’université de Lausanne et directeur de recherche à l’Inselspital de Berne.


Notes d’un médecin vieillissant sur la crise du coronavirus

 

J’aime ce pays, à qui je dois beaucoup, qui paie ses impôts à temps, qui a fait confiance aux institutions. Mais je me demande maintenant si cette confiance était justifiée. Un nouveau virus, modérément dangereux, est en train d’émerger, ce n’est pas un fléau. Les experts le décrivent comme diabolique, le gouvernement impuissant panique et déclare l’état d’urgence. Les gens se réconfortent, la liberté n’est qu’un souvenir, le pays s’immobilise, la richesse nationale est emportée par l’Aar dans une inondation. L’État tombe dans un activisme incohérent.
Sur ordre du gouvernement, je suis donc en train de passer d’un rôle de directeur de recherche raisonnablement bien conservé à celui de vieil homme vulnérable qui pourrait potentiellement être emprisonné chez lui et qui doit être protégé par des mesures coûtant des milliards. Seulement: est-ce ce que je veux? A mon âge, après des semaines d’infirmité, le traitement en soins intensifs a une issue mortelle dans plus de la moitié des cas – et chez les quelques survivants, il est associé à des conséquences telles que la démence ou la dépression résistante aux thérapies.

Le pouvoir merveilleux des images

Il y a un an, à la même époque, nous avons soigné et accompagné ma femme, en phase terminale, à la maison jusqu’à sa mort. Pendant cette période difficile, chacune des visites des petits-enfants a été une célébration très attendue par ma femme, un événement marquant pour les petits-enfants. L’abdication, avec la participation de toute la population du village, a été un élément central pour le début du travail de deuil. Aujourd’hui, c’est inimaginable. Les morts sont enterrés seuls, les églises exercent une noble retenue.
L’image de la jeune fille fuyant les bombes au napalm a conduit au revirement de la guerre du Vietnam. Les images de camions militaires italiens transportant des cercueils ont conduit à l’acceptation soudaine et sans conteste de mesures d’urgence dans toute l’Europe. Quelle image faut-il donner pour un retournement de situation, le retrait rapide et complet des mesures?
Suicidaires, les politiciens prescrivent partout les mêmes mesures. Après une première résistance, la Grande-Bretagne a cédé, laissant la Suède derrière elle. Partout ailleurs, la santé prévaut sur tout. Où est le pays qui, « quoi qu’il en coûte« , s’efforce d’infester rapidement et largement la population juste en dessous de la charge maximale du système de santé? Parmi les raisons possibles pour adopter cette politique (de l’immunité collective, ndlr), citons le rétablissement rapide de la liberté de circulation mondiale, la diminution des dommages collatéraux causés par les mesures d’urgence, la réduction des inégalités dues à la fermeture d’écoles, etc.
Que fait le Conseil fédéral? Il cible désormais un nombre de nouveaux cas inférieur à 100 par jour. Son argument? C’est la seule façon d’assurer logistiquement le suivi cohérent des autres infections. Est-ce l’objectif non reconnu du gouvernement, de rendre possible des études pour certains développeurs d’applications, au prix d’une souffrance et d’un coût effroyables pour la population? Cette stratégie permettra de ralentir la pandémie, non de l’arrêter. Y a-t-il une perspective plus misérable que de passer les dix-huit prochains mois à porter des masques, à être « socialement distancé » et à se faire embobiner par son propre gouvernement?
Les groupes de travail fourmillent d’épidémiologistes, les apparatchiks de la médecine moderne, qui collectent des données lorsque la bataille est terminée depuis longtemps. Maintenant, ils se transforment en prophètes. La situation des données est incertaine et contradictoire. Pas de problème, le programme informatique calcule le cours de la pandémie à la virgule près. Les mesures de protection à prendre sont sans alternative et limpides, et sont propagées avec force sur tous les canaux.
Les hôpitaux sont à moitié vides, les unités de soins intensifs ne sont pas surchargées, les scénarios catastrophe prédits étaient manifestement faux. Les experts responsables et le gouvernement gardent le silence, et imaginent plutôt le prochain scénario catastrophe d’une deuxième vague de pandémie. Y a-t-il des raisons valables de faire davantage confiance aux nouveaux scénarios?

Agir dans l’incertitude

La lutte contre la nouvelle pandémie, dont personne ne maîtrise le cours, exige des décisions sur une base incertaine. L’aversion du risque n’est pas une qualité souhaitable pour les hommes politiques en temps de crise. Les groupes de travail et d’experts servent au mieux à couvrir leur propre incapacité à prendre des décisions. Payons-nous le prix du manque croissant de personnalités courageuses et indépendantes au sein du gouvernement et du parlement?
Je défie les mesures d’urgence, quitte mon domicile, me rend à Bootshaab am See démasqué. Des zombies masqués à perte de vue, évasifs, méprisants, bonjour tristesse!
Nous sommes mortels. Ni les mesures d’urgence ni les apparatchiks ne nous aideront à atteindre la vie éternelle, l’épidémie fera d’autres victimes. L’évolution de l’épidémie dans notre pays est bénigne. Mais le possible ralentissement de l’infection causé par les mesures d’urgence n’est-il pas grotesquement disproportionné par rapport aux dommages médicaux, sociaux et sociétaux causés? Et, pire que tout, ces mesures prolongeront la durée de la pandémie.
Une alternative: les Suisses, jetez vos téléphones portables dans les lacs, vivez, aimez, souriez, apprenez. Il me reste le privilège de l’âge.


Cet article a aussi fait l’objet d’une publication dans la NZZ le 15 mai 2020.

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