Les mollachus de l’Europe

Publié le 5 novembre 2021
Le contraste est frappant. Alors que l’économie et la société helvétiques témoignent d’une grande et rapide capacité d’adaptation aux changements de l’époque, l’appareil politique s’enferre dans la procrastination et le déni face à un dossier brûlant. Les liens avec l’Union européenne. Le nouveau président du PLR en rajoute une couche sur l’air de «tout va bien madame la Marquise, tout ira bien».

Dans une longue interview à la NZZ, le fringant Thierry Burkart, conseiller aux Etats d’Argovie, affiche un sourire de vainqueur: il est persuadé que la Suisse gagnera la partie, que les bons vieux accords sectoriels seront prolongés. Il flingue quiconque ose proposer une stratégie en l’absence d’une ligne claire du Conseil fédéral et du Parlement. Le lancement d’une initiative populaire par Opération Libero et les Verts libéraux est pour lui «une foutaise», «un autogoal», «un coup dans le dos du gouvernement». La velléité du PS de faire revoter le peuple sur une adhésion à l’Espace économique européen (Islande, Liechtenstein et Norvège) lui paraît être un pas de trop dans le rapprochement et «guère susceptible de trouver une majorité politique». Ces messieurs-dames de la droite croient savoir si bien ce que pense le peuple qu’ils négligent de le consulter. 

Il est vrai que ces deux pistes n’ont pas de quoi réjouir non plus les partisans d’un accord solide. Inscrire ce vœu dans la constitution demanderait de nombreuses années. Quant au mini-club de l’EEE, ce qu’il offre est à la fois plus et moins satisfaisant, selon les sujets, que l’accord-cadre sabordé en mai. 

Le mot-clé des chantres du statu quo, c’est le pragmatisme. «Des deux côtés», précise Burkart. Avec toujours le même refrain: l’UE a besoin de la Suisse autant que nous d’elle. Il s’agit donc de bricoler les arrangements actuels, qualifiés de «win-win». Alors qu’au contraire les Européens sont clairs: ils veulent une entente «institutionnelle».

Les premiers pépins survenus ne troublent pas le tribun argovien. Rappel: décrochage de la recherche et des universités, tracas pour la branche medtech, difficultés accrue pour l’approvisionnement en électricité. Avec des effets concrets et alarmants.

Il n’est plus question d’une Europe à la carte

L’historien et aviateur militaire Hans-Ulrich Jost aime à dire qu’un avion de chasse dont le pilote garde le regard fixé sur la cible la manque souvent, il fait mieux de balayer tout le ciel, dans toutes les dimensions. Il en va de même en politique. Rester braqué en l’occurrence sur les accords techniques et commerciaux, c’est perdre de vue le tableau d’ensemble, la donne mondiale, la perspective historique. L’Union a beaucoup changé depuis l’époque du lancement de l’EEE (1994) et des négociations après le refus de la Suisse d’y adhérer (1999-2004). Après l’entrée dans l’UE des pays d’Europe centrale et de plusieurs ex-membres de l’EEE, a fortiori après le Brexit, plus question d’une Europe à la carte. Profiter de ses avantages en refusant les règles du jeu, c’est fini. Il en va de l’avenir du projet. Quand on voit à quel point d’échauffement on arrive dans le cas des infractions démocratiques de la Pologne et celui, fort différent, des droits de pêche entre la France et la Grande-Bretagne, on mesure qu’en touchant à l’édifice et aux engagements pris, on risque de se brûler les pattes.

Le président du PLR, dont la culture historique paraît limitée, n’a cure d’un point de vue aussi large. Il en oublie même la sérieuse panne économique survenue en Suisse après le non à l’EEE, de 1992 à 2000, période sans accords. En dépit de ses attaches familiales avec l’Italie, il n’a pas la moindre fibre européenne. Il a peu voyagé. Il incarne une mentalité très répandue, surtout outre-Sarine: l’arrogance du succès. L’obsession nombriliste. Comme nous sommes prospères, sûr de nous, rien ne changera. Nous sommes promis à la faveur des dieux pour l’éternité. Des accrocs, des revers, un déclin possible? Ces hypothèses n’entrent pas dans la tête de ce politicien tombé tôt dans la soupe. D’abord à gauche puis à la droite de la droite.

S’appuyer sur l’Europe pour faire face à l’omniprésence des USA et aux avancées de la Chine? Ce n’est pas son souci. Peut-être rêve-t-il même, comme d’autres, de détourner les timides volontés européennes de résistance. En courtisant à la fois les deux superpuissances.

Une procrastination prolongée

Le futur président de la Confédération, Ignazio Cassis, peut compter sur ce compère de parti pour prolonger la procrastination. Attendre, attendre encore, sans égards aux conséquences. Les autres familles politiques, à gauche et au centre, ne feront rien pour sortir de la pataugeoire. Obsédées par la perspective des élections fédérales de 2023, elles s’en tiendront longtemps encore à ce qu’elles croient être de la prudence. Et après ce cap, parions que le Conseil fédéral se précipitera à Bruxelles, multipliera les concessions et obtiendra finalement un accord aux conditions dictées. A moins qu’un sursaut se produise et qu’une volonté d’adhésion se manifeste enfin. 

Au-delà des réels risques ainsi volontairement encourus aujourd’hui, l’image de la Suisse en prendra, en a déjà pris, un méchant coup. A l’Est comme à l’Ouest, elle passe auprès des Européens pour un pays de pique-assiettes, sans vision de son propre avenir. Les discours fumeux et les opérations de marketing n’y changeront rien. Nous sommes vus comme les mollachus opportunistes de l’Europe. 

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Santé

Le parlement suisse refuse de faire baisser les coûts de la santé

Chaque année, à l’annonce de l’augmentation des primes d’assurance maladie, on nous sert comme argument l’inévitable explosion des coûts de la santé. Or ce n’est pas la santé qui coûte cher, mais la maladie! Pourtant, depuis des années, une large majorité de parlementaires rejette systématiquement toute initiative en lien avec (...)

Corinne Bloch
Politique

Moldavie: victoire européenne, défaite démocratique

L’Union européenne et les médias mainstream ont largement applaudi le résultat des élections moldaves du 28 septembre favorable, à 50,2 %, à la présidente pro-européenne Maia Sandu. En revanche, ils ont fait l’impasse sur les innombrables manipulations qui ont entaché le scrutin et faussé les résultats. Pas un mot non (...)

Guy Mettan
Politique

Le déclassement géopolitique de la Suisse est-il irréversible?

Même s’il reste très aléatoire de faire des prévisions, il est légitime de se demander aujourd’hui ce que nos descendants, historiens et citoyens, penseront de nous dans 50 ans. A quoi ressemblera la Suisse dans un demi-siècle? A quoi ressembleront l’Europe, si elle n’a pas été «thermonucléarisée» entre-temps, et le (...)

Georges Martin
Sciences & Technologies

Facture électronique obligatoire: l’UE construit son crédit social chinois

Le 1er janvier 2026, la Belgique deviendra l’un des premiers pays de l’UE à mettre en place l’obligation de facturation électronique imposée à toutes les entreprises privées par la Commission européenne. Il s’agit d’une atteinte majeure aux libertés économiques et au principe de dignité humaine, soutenu par l’autonomie individuelle. Outre (...)

Frédéric Baldan

Une claque aux Romands… et au journalisme international

Au moment où le Conseil fédéral tente de dissuader les cantons alémaniques d’abandonner l’apprentissage du français au primaire, ces Sages ignorants lancent un signal contraire. Il est prévu, dès 2027, de couper la modeste contribution fédérale de 4 millions à la chaîne internationale TV5Monde qui diffuse des programmes francophones, suisses (...)

Jacques Pilet

Censure et propagande occidentales: apprendre à les débusquer

Les affaires encore fraîches des drones russes abattus en Pologne et du bombardement israélien au Qatar offrent de belles illustrations du fonctionnement de la machine de guerre informationnelle dans nos pays démocratiques. Il existe en effet une matrice de la propagande, avec des scénarios bien rôdés, qu’on peut voir à (...)

Guy Mettan

Les fantasmes des chefs de guerre suisses

Il arrive que le verrou des non-dits finisse par sauter. Ainsi on apprend au détour d’une longue interview dans la NZZ que le F-35 a été choisi pas tant pour protéger notre ciel que pour aller bombarder des cibles à des centaines, des milliers de kilomètres de la Suisse. En (...)

Jacques Pilet

Quand les PTT ont privatisé leurs services les plus rentables

En 1998, la Confédération séparait en deux les activités des Postes, téléphones et télégraphes. La télécommunication, qui s’annonçait lucrative, était transférée à une société anonyme, Swisscom SA, tandis que le courrier physique, peu à peu délaissé, restait aux mains de l’Etat via La Poste. Il est utile de le savoir (...)

Patrick Morier-Genoud

L’identité numérique, miracle ou mirage?

Le 28 septembre, les Suisses se prononceront à nouveau sur l’identité numérique (e-ID). Cette fois, le Conseil fédéral revient avec une version révisée, baptisée «swiyu», présentée comme une solution étatique garantissant la souveraineté des données. Mais ce projet, déjà bien avancé, suscite des inquiétudes quant à son coût, sa gestion, (...)

Anne Voeffray

Les délires d’Apertus

Cocorico! On aimerait se joindre aux clameurs admiratives qui ont accueilli le système d’intelligence artificielle des hautes écoles fédérales, à la barbe des géants américains et chinois. Mais voilà, ce site ouvert au public il y a peu est catastrophique. Chacun peut le tester. Vous vous amuserez beaucoup. Ou alors (...)

Jacques Pilet

USA out, Europe down, Sud global in

Le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai et les célébrations qui se sont tenus en Chine cette semaine témoignent d’un nouveau monde. L’Europe n’en fait pas partie. A force de pusillanimité, d’incompétence géopolitique et à trop jouer la carte américaine, elle a fini par tout perdre. Pourtant, elle persévère (...)

Guy Mettan

Tchüss Switzerland?

Pour la troisième fois en 20 ans, le canton de Zurich envisage de repousser au secondaire l’apprentissage du français à l’école. Il n’est pas le seul. De quoi faire trembler la Suisse romande qui y voit une «attaque contre le français» et «la fin de la cohésion nationale». Est-ce vraiment (...)

Corinne Bloch
Accès libre

Nos médicaments encore plus chers? La faute à Trump!

En Suisse, les médicaments sont 50 à 100 % plus coûteux que dans le reste de l’Europe. Pourtant, malgré des bénéfices records, les géants suisses de la pharmaceutique font pression sur le Conseil fédéral pour répercuter sur le marché suisse ce qu’ils risquent de perdre aux Etats-Unis en raison des (...)

Christof Leisinger

Le voyage chahuté d’Ursula

Il est fait grand bruit autour d’une fable alarmiste, d’un incident minuscule lors du vol de la présidente de la Commission européenne entre la Pologne et la Bulgarie: la perturbation du GPS attribuée à la Russie et facilement surmontée comme cela est possible sur tous les avions. Quasiment rien en (...)

Jacques Pilet
Accès libre

L’individualisme, fondement démocratique, selon Tocqueville

Notre démocratie est en crise, comment la réinventer? Que nous enseignent ceux qui, au cours des âges, furent ses concepteurs? Pour le penseur français Alexis de Tocqueville (1805-1859), l’individualisme et l’égalisation des conditions de vie sont deux piliers essentiels de la démocratie.

Bon pour la tête
Accès libre

La politique étrangère hongroise à la croisée des chemins

Pour la première fois en 15 ans, Viktor Orban est confronté à la possibilité de perdre le pouvoir, le parti d’opposition de Peter Magyar étant en tête dans les sondages. Le résultat pourrait remodeler la politique étrangère de la Hongrie, avec des implications directes pour l’Union européenne.

Bon pour la tête