Le secret de famille dévoilé qui ouvre une nouvelle vie

Publié le 9 février 2018
C’est un roman, élégant et profond, c’est aussi une histoire vraie. Celle d’un Montreusien – il signe sous le pseudonyme Paul Derville – promis à une vie sans surprise. D’un milieu aisé, il fut champion de ski nautique, fit de bonnes études, devint ingénieur et pratiqua son métier en Suisse et en Amérique. Et soudain, à la cinquantaine, il découvre un secret de famille: il n’est pas le fils biologique de son père mais celui d’un proche, descendant d’une grande famille aristocratique russe. Commence alors une quête des racines, des ancêtres, des réalités du monde dans ses grandeurs et ses petitesses. Suivre son invitation à ce parcours hors du commun ne déçoit pas, intrigue, fait aussi un peu gamberger sur soi-même, sur les origines et sur les tabous.

Michel, c’est ainsi qu’il s’appelait au début, avait choisi la voie scientifique et technique. La littérature? Il n’y songeait pas. Elle allait le rattraper avec des révélations en cascade. Faire de lui un homme nouveau, pas au sens des révolutionnaires, plutôt dans la dimension d’un humanisme curieux et attentif. Deux ou trois choses se mirent peu à peu à le turlupiner. Cette grand-mère maternelle tombée d’une petite barque dans la nuit, au large de Cully, dont le corps fut retrouvé sur la rive française. Accident? Suicide? Ou… autre chose? L’auteur se met dans la peau du flic qui enquête, puis dans celle de Lily, morte ainsi en 1935, née avec le siècle, élevée en orphelinat, malheureuse dans la soupe conjugale avec un médecin désagréable, amoureuse de la vie et des hommes. 

On commence à plonger dans la chronique mouvementée de cette famille, racontée à voix multiples, lorsque soudain, un personnage surgit, Popoff, ami et associé du père, parrain du petit Michel. «Ce que Popoff avait de plus princier, c’était de se contrefoutre du prestige de ses origines, sans toutefois les rejeter.» Il descendait d’une ancienne dynastie russo-ukrainienne dont un bout avait débarqué à Glion sur Montreux pendant la montée révolutionnaire de 1917. Les Cantacuzène. Ce parrain avait du charme, de la générosité, le sens de la vraie noblesse, celle du cœur. Un intime de la famille. Il plaisait tant au père qu’à la mère du narrateur. Celui-ci refoula longtemps l’effleurement des doutes. Pourquoi lui trouvait-on parfois «une tête de slave»? 

Le papa officiel, trépassé dans la tristesse après maints tracas, apporte son grain de sel depuis l’Au-delà. Il nous apprend qu’outre-tombe, ce n’est pas comme on le croit. L’atmosphère y est assez détendue, semble-t-il. On n’y interdit pas l’humour et un brin de cynisme.

«Je suis mort il y a plus de vingt ans, et Michel, mon p’tit couillon de fils, n’a toujours rien compris. Quand je dis mon p’tit couillon de fils, c’est façon de parler parce qu’il n’est pas vraiment couillon, ni du tout mon fils… S’il n’a rien vu, c’est bien qu’il ne voulait rien voir.» 

La maman se défend aussi de Là-Haut: «Coupable de quoi? Coupable d’avoir aimé deux hommes, coupable d’amour, coupable d’être belle et désirée, coupable d’aimer la vie?»

Un jour, l’ami Maxime parle à Michel. Lui dit la vérité que Popoff lui avait confiée peu avant sa mort, faisant passer ainsi le message à son fils. Et soudain, la comparaison des photos devient éclatante. Plus de doute. Le choc passé, c’est alors un nouveau chapitre qui s’ouvre. Avec une vie forte qui monte peu à peu: en savoir plus sur cette famille russe. Commence un vaste voyage, vers l’Ukraine, la Crimée, la Russie. Vers le village de Bouromka, où les habitants se souviennent du château détruit, du nom de Cantacuzène, où l’on rend hommage aussi bien aux nobles d’antan… qu’à Lénine. Les terribles turbulences de l’histoire chahutent les mémoires, embrouillent les émotions. 

Le revenant, c’est ainsi qu’il se perçoit, s’engloutit alors dans les dédales d’une généalogie inouïe, pleine de personnages pittoresques remontés loin dans les siècles. Au parcours de l’espace s’ajoute celui du temps. Hors des clichés, des raccourcis simplistes. L’exercice devient haletant.

Michel, ou Micha, ou Paul Derville, la soixantaine aujourd’hui, parle de ce premier roman avec plaisir. Il aime dérouler, sur la table de sa maison montreusienne qu’il a aménagée à la force du poignet, l’immense collage où se déroulent ces centaines de parcours entremêlés. Avec quelques piquantes surprises aux détours. Tel cet ancêtre, roumain sur les bords, le comte Vlad III Tépès Dracul, dit Dracula! Une telle descendance, pas mal pour impressionner les filles… Mais dans l’immédiat, il prépare un nouveau voyage à Bouromka, il espère faire venir en Suisse les écoliers qu’il y a rencontrés. Avec sa compagne, Chloé dans le livre, qui a discrètement et finement commenté ces pages. 

Les livres basés sur un témoignage personnel sont souvent pesants. Parfois moralisateurs. Rien de cela ici. L’auto-ironie fait tout passer avec légèreté. Cet ouvrage est le meilleur remède contre un mal de l’époque: le présentisme. Ce terme un peu pédant – cher à l’historien François Hartog – désigne cette tendance à ne voir, à ne vivre que l’instant présent, à ne se concentrer que sur lui, sans mémoire, ni prémonition de l’avenir. La dictature de l’«ici et maintenant». Nous sommes tous riches de notre passé génétique et culturel, lointain et méconnu. A la lumière, même confuse, de notre histoire, le moment présent devient tellement plus passionnant. Et au souvenir de tous ceux qui nous ont précédés, l’avenir et la mort font moins peur.


 

Bouromka, de Paul Derville, éd. L’Harmattan, 270 pages.


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