Le Parlement étend la censure des médias au bénéfice des puissants

Publié le 13 mai 2022

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Le Parlement a validé, mardi 10 mai, un projet de la droite visant à faciliter la censure des médias. L’UDC et le PLR invoquaient la protection des «citoyens» menacés par les excès de la presse. La réalité est tout autre: cet outil judiciaire est utilisé par de puissants hommes d’affaires pour empêcher la divulgation d’informations dérangeantes.

Il s’agissait uniquement de «rééquilibrer le rapport entre les médias et les citoyens», promettait le conseiller national Thomas Hefti (PLR/GL) en mai 2021. Sa proposition, glissée en catimini dans la refonte du Code de procédure civile, consistait à abaisser les critères exigés par la loi pour obtenir la censure d’un article de presse ou d’un programme audiovisuel, parfois avant même sa parution.

Notre média Gotham City, spécialisé dans la chronique judiciaire en matière de criminalité économique, avait révélé la manœuvre du député PLR en avril 2021. La nouvelle avait provoqué un tollé: Reporter sans frontières avait dénoncé une proposition «tout simplement inacceptable», menaçant le «régime particulier qui est nécessaire pour garantir la liberté de la presse». Une large alliance d’éditeurs, de syndicats et d’associations avait mis en garde les parlementaires contre cette tentative de restriction de la liberté de la presse.

Rien n’y a fait. L’opposition du centre et de la gauche est restée modeste, et surtout tardive. La révision du Code de procédure civile était un serpent de mer, et pour la majorité, ce coup de canif contre la presse ne justifiait pas de détricoter toute la pelotte.

Qui profitera donc de ce nouveau régime, dans lequel le recours aux «mesures provisionnelles» sera désormais facilité? Les honnêtes «citoyens» agressés par les tabloïds assoiffés de sang et de larmes, comme le suggérait l’avocat-député glaronnais Thomas Hefti?

Bien au contraire. Cet assouplissement des mesures provisionnelles profitera d’abord à ceux qui en usaient déjà régulièrement dans sa formule précédente. Et à ce titre, l’expérience de notre média est éclairante. 

Ces deux dernières années, Gotham City a fait l’objet de cinq requêtes de ce type. Toutes ces demandes de censure ont été déposées par de puissants hommes d’affaires, souvent étrangers, exposés dans des affaires de corruption, de délit d’initiés ou poursuivis par des autorités fiscales.

Nous avons raconté le détail de ces différents cas, qui font apparaître une galerie de personnages aux poches profondes, comme un trader turco-suisse établi à Genève, un entrepreneur français aux prises avec les services secrets, un riche entrepreneur angolais ou encore un businessman actif dans les mines en Mongolie.

En résumé, ces puissants ont tous utilisé les mesures provisionnelles pour retarder la publication d’articles et, à la longue, décourager notre rédaction de poursuivre ses recherches. Pourquoi «retarder»? Parce que dans la grande majorité des cas, après des mois de procédures, les tribunaux nous ont donné raison sur le fond. Sur les cinq affaires tranchées en justice, Gotham City n’a abandonné qu’une seule fois, renonçant à recourir pour économiser ses ressources.

Pourquoi ces hommes d’affaires exposés attaquent-ils, s’ils finissent par perdre? Pour faire pression et gagner du temps, tout simplement. La révélation d’une information défavorable sera toujours moins défavorable dans six mois. Ce délai permet également de trouver d’autres moyens de pression, si nécessaire. Sachant que les coûts judiciaires élevés sont un problème pour les médias, il arrive fréquemment que les hommes d’affaires qui ont lancé ces mesures provisionnelles proposent un «deal» en cours de route: vous renoncez à publier, et nous paierons vos frais d’avocats.

Ces puissants pratiquent ainsi. C’est la vie dans les affaires: pour eux, la loi n’est qu’un outil parmi d’autres, utilisable en tout temps dans un rapport de force permanent. Face à cela, les délibérations parlementaires sur les mesures provisionnelles semblent d’une naïveté confondante. Vu de la coupole, la modification n’était globalement perçue que comme une «question d’équilibre» entre la liberté de la presse et celle des «citoyens».

Cette présentation innocente est d’ailleurs alimentée par ceux qui profitent directement du renforcement de la loi dans leur activité au service des puissants potentiellement éclaboussés. Il s’agit par exemple du conseiller national Christian Luscher, élu PLR et avocat spécialisé dans le droit pénal économique.

Se félicitant de l’adoption de la loi, mardi 10 mai, le député insistait sur le fait que les mesures provisionnelles renforcées ne seraient pas utilisées pour empêcher la divulgation d’informations d’intérêt public. Mais dans sa pratique d’avocat, Christian Luscher a justement fait le contraire: tenter d’interdire la publication d’un article d’intérêt public au sujet d’un magnat indonésien de l’huile de palme, comme nous l’avons raconté ici. Gotham City a gagné ce bras de fer, mais l’homme d’affaires, basé à Jakarta, ne nous a jamais versé les frais d’avocats qui nous ont été accordés par la justice.

Loin de l’apparente naïveté du Parlement, c’est ainsi que fonctionne la pression judiciaire en Suisse. Grâce à la révision adoptée ce 10 mai, le message passé aux rédactions est clair: vos informations dérangeantes sont vraies et d’intérêt public? Peu importe: il vous en coûtera des milliers de francs pour obtenir le droit de les publier. Et méfiez-vous, car désormais, il sera encore plus facile de vous mettre ce genre de bâtons dans les roues.

Bien sûr, les journalistes hongrois, serbes ou philippins subissent des pressions autrement plus inquiétantes. En Suisse, ces pratiques abusives se limitent heureusement à l’embauche d’avocats-députés au tarif horaire. C’est une grande chance. Evidemment. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas dénoncer ces abus.


En 2022, une association de soutien à Gotham City a été créée. Le Batfund, géré par un comité indépendant, récolte des dons pour assurer la défense juridique du média. Ce fond de secours permet de garantir une indépendance totale de la rédaction Gotham City face aux pressions judiciaires.

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