Le drame de Montreux et le journalisme qui fait réfléchir

Publié le 13 octobre 2023
Le livre d’Ariane Chemin, «Ne réveille pas les enfants», est le fruit d’une démarche journalistique exemplaire. L’auteure se rend à Montreux lorsqu’elle apprend le «suicide collectif», selon le terme utilisé par la police, du 22 mars 2022: trois adultes et deux enfants ont sauté dans le vide du septième étage de la Tour d’Ivoire. Elle se met alors à enquêter sur la trajectoire de ces personnes embarquées depuis longtemps dans un voyage intérieur.

Les deux femmes, sœurs jumelles, sont les petites-filles d’un grand écrivain, d’un figure politique d’Algérie, Mouloud Feraoun. Kabyle, favorable à l’indépendance mais partisan d’une troisième voie. Cet inspecteur des écoles à Alger a été longuement menacé à la fin de la guerre, dès 1960, par les pieds noirs furieux de son autorité intellectuelle à Paris et par les durs du FNL. A la veille de la signature des accords d’Evian du 18 mars 1962, il a été mitraillé, avec cinq collègues, par un commando de l’OAS (Organisation de l’armée secrète). «Ne réveille pas les enfants», c’est ce qu’avait dit Feraoun le matin de sa mort, comme mû par un pressentiment, craignant de les envoyer à l’école alors que les attentas se multipliaient en ville. Les assassins, connus, n’ont jamais été condamnés. Ariane Chemin rappelle ces mois terribles, les blessures profondes laissées dans les diverses communautés. Elle ne fait aucune démonstration. Elle rassemble des faits, elle se pose des questions. Après avoir lu les livres de Feraoun, elle dit «avoir été frappée par les correspondances entre sa vie d’homme traqué et celle qu’imaginaient vivre ses petites-filles. Il y avait une kyrielle de détails qui faisaient comme des coïncidences exagérées. Pas de quoi résoudre ce mystère, mais ce sont ces petits cailloux blancs qui m’ont convaincue de poursuivre mon récit.»

Les deux femmes qui ont sauté du balcon de Montreux portaient-elles en elles le traumatisme hérité du sort de leur grand-père? Un psychiatre algérien le pense. Il estime que de telles marques peuvent se transmettre sur une, deux générations et plus. Toutes deux eurent un parcours qui interroge. L’une devenue médecin ophtalmologue, l’autre dentiste, celle-ci ayant épousé un Français de Marseille, informaticien, amateur de jeux de rôles, manifestement sous la coupe des deux sœurs inséparables. Après un temps dans une petite localité de Normandie où il acheta une maison, un jour, le trio quitta les lieux précipitamment, brouillé avec les voisins et quelques patients de la dentiste. Il s’en alla en Suisse, disant détester la France. D’abord à Vevey, puis à Montreux où la famille vécut isolée, carrément barricadée pendant la crise du Covid, avec des montagnes de nourriture. Elle faisait l’école à domicile mais ne répondait pas aux autorités qui demandaient des attestations de cet enseignement. Ce qui lui valut la visite de deux policiers, le 22 mars à 6 heures 15. Porte fermée. Trente minutes plus tard, les trois adultes et les deux enfants enjambaient le balcon. Seul le garçon a survécu, tombé sur le corps de sa mère qui a amorti le choc. On n’ose imaginer comment se présente sa vie maintenant qu’il est rétabli, qu’il grandit protégé à raison de toute curiosité, journalistique ou autre.

La mémoire n’en finit pas de s’agiter. En mars 2023, la France fait déposer à Alger une plaque en souvenir de Mouloud Feraoun, de son message pacifiste. Elle disparaît peu après. Puis retrouvée et finalement placée ailleurs. Elle ne fait pas plaisir à tous. Autre coïncidence: les petites-filles de Feraoun savaient-elles que pendant la guerre le FLN tenait ses quartiers de l’autre côté de la rue, à Montreux? Que Ferhat Abbas, le président du «gouvernement provisoire de la république algérienne» vivait tout près, à Territet, jusqu’à sa destitution en raison de sa modération?

L’errance de cette famille, cette longue fuite suggère une paranoïa portée finalement à l’extrême. L’intérêt de cette réflexion va au-delà du fait-divers. Ne sommes-nous pas tous portés, plus ou moins, de diverses manières, par les succès et les échecs de nos parents de nos grands-parents? N’en va-t-il pas de même avec l’histoire des peuples dont on voit si bien, ces temps-ci, combien les blessures resurgissent, combien celles-ci les portent à des actes de violence? Ces questions vont un peu plus loin qu’un sujet de dissertation scolaire.


«Ne réveille pas les enfants», Ariane Chemin, Editions du Sous-Sol, 192 pages.

«Le Fils du Pauvre», Mouloud Feraoun, Editions Points, 146 pages.

«Journal 1955-1962», Mouloud Feraoun, Editions Points, 512 pages.

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