Le cinéma a trouvé son Damien Hirst

Publié le 19 janvier 2024
Fort du succès de «The Favourite», le Grec Yorgos Lanthimos rajoute une couche de mise en scène tape-à-l'œil dans «Pauvres créatures (Poor Things)», Lion d'Or de la dernière Mostra de Venise. A l'évidence, d'aucuns crient au génie. Et si cette adaptation pseudo-féministe d'un roman gothico-picaresque était au contraire le piège ultime d'un certain cinéma «artistique»?

Pas besoin d’y aller par quatre chemins: du premier au dernier plan, Pauvres créatures est pour nous un film abominable. Formellement frappant mais en réalité surtout hideux, philosophiquement ambitieux en apparence mais pour finir désespérément creux, il semble néanmoins avoir épaté au point de remporter une des distinctions les plus convoitées du 7ème art, le Lion d’or de Venise. Et ce, avec une large approbation de la critique internationale qui lui donne à présent des espoirs d’Oscar. Faut-il que les temps soient déboussolés pour que tant de beau monde en arrive à prendre des vessies pour des lanternes, comme on disait autrefois!

Yorgos Lanthimos n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Ce Grec qui avait fait sensation en 2009 avec Canine, un petit drame familial surréaliste et caustique, a depuis commodément pris le large (en pleine crise économique et politique) pour s’installer à Londres avec son épouse, la comédienne Ariane Labed, et devenir un incontournable du cinéma d’auteur mondial. Sa première recette, développée jusqu’à The Killing of a Sacred Deer en passant par Alps et The Lobster: des fables absurdes plutôt séduisantes mais dont on sort en se grattant le crâne, tant leur sens échappe. Puis, avec The Favourite, il bifurque vers la satire ricanante, dont le sens n’est devenu que trop évident: épater la galerie avec une cible facile (la royauté d’un autre temps) et une mise en scène devenue tape-à-l’œil. Un virage plus que confirmé aujourd’hui dans cette adaptation d’un roman éponyme (1992) de l’Ecossais Alasdair Gray (1934-2019), fantaisie post-moderne mêlant les styles gothique et picaresque dans un XIXème siècle fantasmatique.

Une exhibition sans émotions

Toute trace d’histoire écossaise et de narrateurs multiples évacuée, le récit peut se concentrer sur Bella Baxter (Emma Stone), une étrange jeune femme ramenée à la vie après son suicide. En fait, elle est le résultat d’une expérience hardie du Dr Godwin Baxter (Willem Dafoe), qui a remplacé son cerveau par celui de son propre bébé sur le point de naître! Infantile et maladroite, la jeune femme qu’il garde sous sa tutelle n’en découvre pas moins les plaisirs du sexe et captive son assistant Max au point que ce dernier veuille l’épouser. Cependant, l’avoué engagé pour établir un contrat de mariage, Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), s’avère être un fieffé coquin qui éconduit la jolie créature. Avec des étapes à Lisbonne, Alexandrie et Paris, leur «lune de miel» va surtout devenir pour Bella un voyage d’apprentissage et d’émancipation qui lui permettra de renverser la table en sa faveur…

Jusque-là, sur le papier, pas de problème. L’expérience du savant fou, par ailleurs lui-même défiguré autrefois par une expérience de son père, offre des perspectives inédites qui intriguent tandis que le comportement bizarre de la jeune femme met salement à mal la bienséance victorienne. Par la suite, le voyage émancipatoire durant lequel elle se libère de son amant égoïste pour devenir une femme en pleine possession de son corps et de son esprit est parfaitement dans l’air du temps – comme le sont la critique d’un progrès purement masculiniste et la moquerie de mœurs clairement dépassées. Bref, c’est Frankenstein et Pygmalion remis au goût du jour. Mais qu’est-ce donc qui cloche, alors? La forme, assurément: impossible d’en faire abstraction, puisqu’elle est toujours à l’avant-plan, si voyante qu’elle vous détourne de toute expérience participative.

Ici, il n’est pas un plan «naturel», sans surcharge décorative, distorsion visuelle ou quelque autre effet plus ou moins spécial. Les objectifs grand angle qui déforment les perspectives accentuent le grotesque des clichés? Les effets spéciaux digitaux donnent toujours un sentiment d’artificialité? L’alternance entre noir et blanc et couleur est devenue la dernière tarte à la crème tandis qu’une musique agressive fait toujours son petit effet? Eh bien, imaginez un film qui ne serait fait que de ça, sans doute justifié par quelque stratégie de distanciation. La direction d’acteurs – même la très vantée performance d’Emma Stone, qui témoigne en effet d’un bel abandon à une vision d’auteur – est à l’avenant: tout dans l’exhibition grotesque et plus rien qui soit laissé à l’imagination.

L’autopromotion comme moteur

A partir de là, comment s’étonner que même les intentions évoquées plus tôt tombent à plat, traitées qu’elles sont à la limite de la comédie? Lorsque, dans une Lisbonne réimaginée, Bella se découvre un vague à l’âme à l’écoute d’un fado, on est surtout consterné par l’énormité du cliché. A Alexandrie, elle apprend la compassion à la vue de miséreux laissés-pour-compte, sans jamais que leur réalité ne vienne salir la belle image léchée. Et à Paris, quand elle décide de vendre son corps dans une maison close pour gagner son indépendance économique, le cinéaste ne peut s’empêcher d’en rajouter dans le glauque voyeuriste. Piètre émancipation, en vérité, qui la verra ensuite rentrer en Angleterre, échapper à un prétendant brutal et hériter de la fortune «paternelle» suite à l’échec d’une tentative de remplacement…

Rarement les limites d’une imagination masculine au service d’une cause féministe auront plus sauté aux yeux qu’ici. Et ce, jusque dans cette séquence de croisière qui voit Bella prendre une leçon d’opportunisme intellectualisé de Hanna Schygulla, l’égérie de Fassbinder brandie comme fétiche d’un cinéma d’auteur progressiste. Comment ne pas être désappointé à la découverte du petit «paradis» qu’elle finira par se constituer dans son jardin? Nulle générosité et encore moins de transcendance dans cette image kitschissime. Juste un ricanement misanthrope qu’on avait déjà deviné dans les films précédents de Yorgos Lanthimos et qui devient ici assourdissant. Comme quoi, fond et forme finissent par se rejoindre dans une laideur commune.

Entièrement tourné dans des studios… hongrois, Pauvres créatures n’est pas sans rappeler superficiellement les récents The Story of My Wife (Ildiko Enyedi, 2021) et Three Thousand Years of Longing (George Miller, 2022), dans un étrange effet d’entraînement et d’émulation «auteuriste». Comme pour ces films-là, pas sûr pourtant que le grand public suive l’enthousiasme festivalier, tant l’objet semble par ailleurs déconnecté du réel et boursouflé avec ses 2h20 de projection. Lanthimos deviendra-t-il un jour un cinéaste majeur, de la trempe d’un Luis Buñuel, son maître en surréalisme, d’un Robert Altman, cet autre grand satiriste, ou d’un Lars von Trier, sûrement son modèle en matière de provocation? Pour l’heure, l’hypothèse d’une imposture tapageuse à la manière de Damien Hirst dans le domaine des arts platiques paraît bien plus probable.


«Pauvres créatures (Poor Things)» de Yorgos Lanthimos (Irlande / Royaume-Uni / Etats-Unis / Hongrie, 2023), avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Christopher Abbott, Jerrod Carmichael, Margaret Qualley, Hanna Schygulla. 2h21

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