Le bois dont se chauffe Frédéric Choffat

Publié le 25 mars 2022
Les mobilisations de la jeunesse pour le climat méritaient bien un film, tant elles ont marqué les esprits et l'époque. C'est le Genevois Frédéric Choffat qui s'y est collé avec «Tout commence», faisant coïncider un projet personnel avec la découverte de l'engagement de ses propres enfants. A l'arrivée, un documentaire très personnel, qui valait bien une rencontre avec son auteur.

Un film sur le mouvement climatique en pleine guerre en Ukraine? Ainsi va le cinéma, toujours avec une bonne longueur de retard sur les événements. C’est sa malédiction mais peut-être aussi sa force, de devoir prendre du recul, d’offrir le temps d’y réfléchir. Mine de rien, Tout commence vient de loin, déjà bien avant la sortie en février 2019 du précédent opus de Frédéric Choffat, la fiction My Little One, qui avait coïncidé avec la Grève du climat des collégiens. Voilà pour l’opportunisme. Mais le projet a beaucoup évolué depuis et le Genevois, 48 ans, a l’honnêteté de le laisser deviner dans son film achevé. C’est que la crise du Covid est aussi passée par là, mettant un coup d’arrêt brutal aux mobilisations. Autant pour le soupçon de film militant, à usage strictement réservé.

Non, Tout commence est un vrai documentaire, qui tente de témoigner d’un moment clé de notre histoire et suscite par là nombre de questions importantes. On s’y reconnaîtra ou pas, on retrouvera sous un autre jour des choses présentées au passage dans les médias d’actualités. Mais on y entend surtout la voix d’une jeunesse inquiète, voire désespérée, qui n’en peut plus de l’inaction de ses aînés face à un danger pourtant imminent et déjà bien perceptible qui compromet son avenir. Après Une Vérité qui dérange et Demain, une tout autre manière d’aborder la question écologique et climatique. Un film qui se termine provisoirement devant la justice, avec les contestataires des banques suisses et les «zadistes» du Mormont, mais qui ne marque en effet – et fatalement – qu’un commencement.

BPLT: Ce film est-il né d’une sorte de «réflexe documentaire» ou le projet remontait-il à plus loin?

Frédéric Choffat: Tout est parti de ma découverte de la collapsologie, à travers la lecture du livre de Pablo Servigne et Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer. Publié en 2015, il expose comment tout ce que nous tenons pour acquis pourrait s’effondrer: pas seulement le climat et la biodiversité, mais aussi notre système de santé, notre économie, la démocratie, etc. J’étais abasourdi. Tout en cherchant comment raconter ça, j’ai commencé à filmer les manifestations pour le climat et je suis tombé sur… mon fils prenant la parole à la Place des Nations! Ce fut le déclic. Je me suis dit qu’il valait mieux écarter tout le savoir scientifique, la tentation d’un documentaire explicatif, pour saisir ce qui se passait, écouter ces jeunes qui nous disaient que le déni n’est plus possible, que le temps d’agir est venu.

– Vous vous êtes lancé sans scénario ni financement, avant même l’arrivée du Covid qui allait tout remettre en question?

– Je commence toujours à filmer comme ça, pour moi. Je ne savais pas du tout que cela deviendrait une déclaration d’amour pour cette génération, celle de mes enfants, qui avaient alors 17 et 13 ans. Si on attend, tout est déjà passé. Le financement, on peut toujours le trouver après, d’une manière ou d’une autre. Pour finir, c’est Joëlle Bertossa de Close Up Films qui a été emballée et qui m’a fait confiance, au contraire de la RTS, qui a estimé avoir déjà donné avec son 52 minutes intitulé Plus chauds que le climat… Elle a laissé le projet se clarifier peu à peu, a compris ma décision de partir du local et de ma famille, du plus petit pour parler du très grand. Au fond, j’aime mieux cette manière de faire, légère, avec peu de moyens, qui ne participe pas d’une logique de croissance inéluctable.

– Le Covid s’est aussi invité là-dessus…

– Le Covid a réorienté le projet, c’est certain. Pour ces jeunes, ça a été terrible. Deux ans de leur vie, pour eux qui sont au début, c’est comme dix ans pour nous. C’est énormément de doutes et de souffrance, un sentiment décuplé d’enfermement qu’on ressent déjà en temps normal à cet âge-là. C’était l’impression que tout avait été mis sous cloche et qu’on ne les avait pas entendus. En plus, de voir que la pandémie avait débloqué des sommes quasiment illimitées alors que si peu avait été consenti face au danger climatique a été un choc. Alors bien sûr, il fallait continuer de filmer au-delà du confinement, témoigner de ce qui avait changé.

– Par le passé, vous avez co-réalisé plusieurs projets avec Julie Gilbert. Là, c’est une autre femme, Naïma Bachiri, qui vous a secondé…

– Naïma est la monteuse de ce film, qui a été entièrement réécrit au montage. Du coup, elle méritait aussi un crédit de co-scénariste. Comme j’ai tout fait moi-même, l’image et le son, sans compter ma famille et moi-même à l’écran, un regard extérieur devenait primordial et c’est Naïma qui me l’a apporté. Elle a vraiment été l’accoucheuse de ce film, m’indiquant ce qui fonctionnait ou pas.

– Et vos enfants, Solal et Lucia, a-t-il été difficile de les amener à participer?

– Cela a été une discussion et un combat permanents, oui! Ils ont accepté avec une méfiance très saine, je trouve. C’est normal, vu la nature du projet. Et ils ont eu un droit de regard, comme tous mes autres intervenants, avec la possibilité de me demander le retrait de choses qui les gêneraient. Je n’en dirai pas plus, car me suis juré de ne pas parler en leur nom.

– Entendu, mais se sentent-ils comme faisant partie d’une «jeunesse sacrifiée», comme on l’entend, qui va payer les excès de celles qui les ont précédé?
– Aucun doute là-dessus, même si le mot de «sacrifiée» est trop lourd. Leur drame, c’est qu’ils n’arrivent plus à se projeter, à s’imaginer dans dix ans. Et ce n’est plus par peur du chômage ou par embarras du choix. Ils se demandent plutôt si cela vaut la peine de chercher à intégrer une société qui laisse si peu d’espoir, de rejoindre des aînés qui se sont si peu souciés d’eux. Et je ne peux pas leur donner tort. Moi-même, j’ai dû me remettre en cause, chercher à être plus cohérent. Depuis le Covid par exemple, j’ai arrêté de voyager, mais ça me manque déjà… J’ai voulu réaliser un film qui fasse caisse de résonance de toutes ces questions.

– La réponse des pouvoirs en place n’étant pas à la hauteur, vous laissez planer le spectre d’une possible radicalisation, comme celle de l’après 1968…
– On a forcément ce parallèle à l’esprit. Faut-il une certaine violence pour être enfin pris au sérieux? Et au fait, où se situe la vraie violence? Des entreprises qui saccagent des paysages, une agriculture qui empoisonne les sols et les eaux, des procès à rallonge pour quelques pauvres tags qui n’ont fait de mal à personne, c’est aussi une sacrée violence. Une peine de deux mois de prison avec sursis pour sanctionner une action pacifique, à 19 ans, c’est un message terrible… Si on persiste dans cette voie plutôt que d’imposer de nouvelles règles aux entreprises et aux banques, on risque bien de forcer cette jeunesse à passer à d’autres formes d’action! C’est hautement politique. Mais pour l’heure, on en est encore à se réjouir du rattrapage de la croissance perdue durant la pandémie…

– L’avocate Laïla Batou fait clairement entendre ces questions dans le film. C’était prévu?
– Pas du tout. Je l’ai rencontrée assez tard dans le processus. Comme j’avais renoncé à la parole de scientifiques ou de philosophes qui nous auraient éloignés de la jeunesse, sa voix puissante m’a dispensé de tout commentaire. Après les actions et les prises de parole des jeunes, elle apporte un peu de recul nécessaire. Pareil pour les interventions de Julie Gilbert, la mère de mes enfants, ou de mes propres parents, qui représentent la génération d’avant. Tout film a besoin d’un certain équilibre, qui se trouve au montage.

– Vous n’avez pas manqué le passage à Lausanne de Greta Thunberg. Des impressions?
– Pour moi, c’était important qu’elle figure dans le film. Après tout, elle est à l’origine de ce mouvement. Et je l’ai trouvée super impressionnante! Du haut de ses 16 ans, elle nous a avertis que notre maison brûle, a osé demander quand on allait y changer quelque chose. Et en face vous avez ces hommes de 60-70 ans aux affaires qui demandent de quoi se mêle cette gamine! Tout a été fait pour la discréditer, mais cela n’ôte rien à la beauté de son exemple. N’importe quelle personnalité en vue aurait pu se positionner publiquement sur cette question climatique. Mais non, c’est elle qui s’est faite entendre, invitant toute la jeunesse à rejoindre son appel.

– Au-delà, votre film montre que l’activisme n’est pas chose simple, qu’à l’élan collectif peut succéder le découragement de l’isolement, voire simplement la tentation de profiter encore…
– Ma fille parle de ça, mais il faut aussi percevoir l’ironie derrière ses propos. En fait, elle est plus déterminée que jamais pour faire changer les choses. C’est sûr qu’il faut un sacré courage pour retourner se battre. «C’est quand il n’y a plus d’espoir que le moment est venu de passer à l’action», dit un slogan du groupe Extinction Rebellion…  

– D’où votre tour par la ZAD du Mormont, qui vous sert de relance?
– Je m’étais d’abord interdit d’y aller, par peur de me retrouver avec encore un autre film possible. Mais j’ai fini par m’y rendre tout à la fin de l’occupation et c’était impressionnant de voir cette poignée de jeunes tenir tête, sur cette colline éventrée, à une armée de robocops venus les déloger. Encore une fois, quels moyens ont été mis en œuvre pour les chasser, les ficher, les punir d’une action parfaitement légitime! Ils ne se battent même pas pour eux-mêmes, mais pour nous tous. Pour qu’on prenne enfin conscience du désastre et pour nous dire, après tant de scientifiques restés inaudibles, qu’on ne peut pas continuer comme ça…

– Le film vient de connaître sa première au FIFDH de Genève plutôt qu’aux festivals de Soleure, Nyon ou Locarno. Par stratégie ou par opportunité?
– Cela a été la première opportunité et je ne le regrette pas. Dans l’idée d’un film ancré localement mais qui vise plus large, c’était parfait. Pour la suite, on verra bien s’il arrive à créer une dynamique. Les débats propres à ce festival m’ont en tout cas conforté dans la conviction que c’est un film qui invite à discuter, qu’on ne peut pas mettre dans une case. Les droits humains, la politique et la justice y sont aussi centraux que l’écologie. Quelqu’un a regretté que le film n’offre pas de solutions, de message plus positif. Mais je n’ai pas voulu faire une suite à Demain ou Demain Genève. Tout commence est plutôt une sorte de carnet de bord, un «carottage» de ces trois dernières années, en solidarité avec cette jeunesse dont je partage l’inquiétude et la colère.


«Tout commence», documentaire de Frédéric Choffat (Suisse, 2022). Actuellement sur les écrans romands. Liste des séances spéciales en présence de l’auteur.

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