La vie privée du cerveau et le libre arbitre à l’épreuve des neurosciences

Publié le 31 décembre 2021
Les discussions sur les libertés n’ont pas fini d’agiter nos sociétés modernes. Et c’est tant mieux. Même entre tenants de mêmes grands principes tels que la liberté individuelle ou la séparation entre vie privée et vie publique, nous nous écharpons sur leur application concrète. Plus insidieusement, ces valeurs se confrontent aujourd’hui à des avancées scientifiques telles que celles des neurosciences. Sans discussion approfondie sur la question, notre esprit ne pourrait être bientôt qu’un lointain souvenir. Eclairage.

Les neurosciences, à savoir les études scientifiques du système nerveux, de l’échelle moléculaire jusqu’au cerveau, amènent ou ramènent sur le devant de la scène des problèmes philosophiques essentiels. Parmi ceux-ci, on trouve au premier plan la question du «droit du cerveau» comme droit au caractère privé de nos pensées, avec le problème de la définition de la conscience par rapport à l’activité cérébrale, et la problématique du libre arbitre face au déterminisme. Ces réflexions, d’apparence technique, sont à la portée de tout le monde.

Que reste-t-il de privé dans notre vie mentale?

Commençons avec le «droit de notre cerveau» comme ultime rempart à notre vie privée, une question intéressante en soi qui devient brûlante au vu des incroyables progrès réalisés par les neurosciences ces dernières années. Des évolutions qui ne sont plus seulement de l’ordre de la connaissance, mais de l’expérimentation, de l’application de ce savoir. «Dans un avenir proche, expliquait récemment la RTS, des implants permettront de guérir la cécité ou la surdité. Grâce à des stimulateurs cérébraux, il sera possible d’améliorer la vie des patients atteints des maladies d’Alzheimer, de Parkinson ou de schizophrénie. Les neurotechnologies permettent également aux patients amputés de contrôler un membre artificiel par la pensée.»

La médecine, qui nous permet de vivre mieux et plus longtemps, peut s’en réjouir. Et nous avec elle. Mais cette brèche scientifique ne s’arrête pas là: il s’agit aussi pour les adeptes du transhumanisme de s’y engouffrer: «La même technologie qui est utilisée pour un patient AVC pourrait être utilisée pour un sujet sain, dans le but d’améliorer une certaine fonctionnalité. Cela peut être, par exemple, la possibilité de contrôler trois bras en même temps, un onzième doigt ou un troisième pouce», explique le neuroingénieur du laboratoire, Solaiman Shokur, dans le 19h30 du mardi 14 décembre dernier.

Il s’agit d’être extrêmement vigilant face à cet horizon de possibilités techniques, qui ne sont pas sans rappeler l’engouement actuel autour du métaverse, cet univers virtuel où ont déjà éclaté des scandales, notamment d’ordre sexuel. Car la tentation sera vive pour les hackers et autres individus ou Etats tordus de s’intéresser de près à notre cerveau. Peut-être même au nom du bien, comme toujours, pour terminer dans les actions les plus mauvaises, consciemment ou non. C’est rien de moins que le caractère privé de notre esprit qui est en danger avec cette perspective terrifiante.

Or justement, le caractère privé de ce qui se passe dans nos caboches est l’un des grands arguments philosophiques pour nier la théorie «physicaliste», en vogue chez nombre de scientifiques. Cette thèse aussi qualifiée de «réductionniste» postule que notre réalité psychique (nos raisonnements mathématiques, nos pensées érotiques, notre représentation d’une symphonie) serait en fait réductible à des réactions neuro-chimiques, à quelque chose de physique. Le mental ne serait qu’une rubrique du physique, la conscience un «épiphénomène de l’activité cérébrale».

A la lumière des neurosciences, il est facile de nous laisser tenter par cette conception. Mais attention, si nous la validons, c’est le concept même de «mental» qui disparaît. La petite révolution qui s’ensuivrait n’aurait pas seulement de lourdes conséquences politiques et juridiques (la remise en question de la vie privée et du caractère non-coupable de nos pensées), mais anthropologiques (l’esprit est un mythe).

Liberté et déterminisme

Vient maintenant la question du libre arbitre. Là, nous avons affaire à un débat philosophique plus ancien que le précédent, mais qui prend des allures nouvelles et vertigineuses. Si, en physique, on sait déjà que tout événement a une cause, ce que nous détaillent les neurosciences est que toute «action» mentale (qui est un genre d’événement), par exemple un choix, résulte de réactions neurochimiques dans notre cerveau. En plus de nous dire cela, les neurosciences nous décrivent, avec de plus en plus de précision, quelles sont les réactions neurochimiques en question.

Si tout événement mental s’explique par des événements physiques qui le précèdent, y a-t-il encore une place pour la liberté – pas au sens de liberté politique, mais de libre arbitre, de faculté de faire des choix en toute indépendance mentale? Les formidables progrès des neurosciences ne nous obligent-ils pas à accepter une forme de déterminisme? L’impression que j’ai, quand je lève ma main, que j’aurais pu ne pas la lever, est-elle en réalité trompeuse? Tout, dans nos actions et les événements que nous subissons, serait-il nécessaire? 

Pour une compatibilité entre les deux

A cette question, David Hume, au XVIIIème siècle, avait apporté une réponse aussi originale que claire et cohérente: nécessité causale et libre arbitre ne s’opposent pas. Le tout est de décrire correctement en quoi la thèse selon laquelle l’homme est libre de faire (au moins certaines de) ses actions est compatible avec la thèse selon laquelle le futur est scellé. Cela passe par une définition de la liberté non pas comme une absence de nécessité, mais comme «un pouvoir d’agir ou de ne pas agir selon les déterminations de la volonté». Selon l’auteur à la plume d’ailleurs délicieuse, «cette liberté conditionnelle appartient, de l’aveu universel, à tout homme qui n’est pas prisonnier dans les chaînes. Alors, il n’y a là aucun sujet de discussion1

Ainsi, dit en substance le philosophe écossais, je suis totalement libre de lever ma main ou de ne pas la lever. Mon choix est entièrement le fait de ma volonté individuelle. Mais il n’en demeure pas moins que celle-ci est «déterminée»: mon choix est la conséquence d’un désir, qui lui-même découle d’un motif à agir, à son tour porté par des raisons, consistant elles-mêmes en des faits. Dans notre exemple, je lève ma main par choix parce que j’en ai le désir et je le désire parce que, actuellement, j’ai une question à poser au conférencier et que je sais qu’en levant mon bras on me donnera la parole. Nous ne sommes pas des anges, mais des êtres d’esprit et de chair inscrits dans des circonstances, dans un environnement – bref, dans le monde.

La réponse de David Hume au problème de la liberté et du déterminisme est d’une actualité qui mériterait plus d’attention. Et elle est séduisante dans la mesure où elle permet de ne pas devoir choisir entre ce que nous disent les sciences et ce que nous dit notre conscience. Relire et développer la pensée de ce classique des Lumières pourrait bien nous inspirer dans notre rapport tâtonnant au transhumanisme qui, nous l’avons vu, pose des enjeux inédits. En fait, il revient, toujours et encore, d’allier le progrès et la liberté. Nul progrès sans garantie de liberté pour tous, voire gain en liberté pour tous, n’est souhaitable. La vieille sentence de Rabelais, «sciences sans conscience n’est que ruine de l’âme», prend ici un tout nouveau sens.


1David Hume, Enquête sur lentendement humain, Flammarion, p. 164.

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