La Suisse manipulée par l’UBS

Joe Ackermann a présidé le Crédit suisse (CS) dans les années 90. Puis il est allé à la Deutsche Bank dont il est devenu le premier président étranger. Après un passage dans le domaine des assurances, il se dit aujourd’hui économiste indépendant. Son entretien avec Eric Gujer de la NZZ, dans l’émission Standpunkte, vaut le détour. Il y explique en long et en large qu’à partir d’un petit pays, l’ambition internationale démesurée, dans les mouvances insondables et changeantes du «shadow banking» aux Etats-Unis, s’avère fort risquée. Hier comme aujourd’hui… et comme demain. Il rappelle surtout que l’UBS songeait déjà à mettre la main sur le CS au moins depuis 1998. C’était pour elle un but stratégique. Atteint maintenant, l’ayant reçu le 19 mars 2023 «en cadeau» – c’est le mot utilisé – du Conseil fédéral. Celui-ci prêt par ailleurs à donner d’énormes garanties à l’opération (209 milliards).
Etait-ce la seule solution possible, comme le rabâchent les députés «chauffés» par l’UBS? Joe Ackermann n’en croit rien. D’autres scénarios lui paraissaient envisageables. D’autant plus que depuis un an, il mijotait avec quelques amis un plan de sauvetage pour le CS qu’il voyait déjà exposé aux pires dangers. Avec l’injection de capitaux privés et surtout un démembrement: concentration sur le marché suisse et cession du secteur d’investissements à l’étranger. Pendant tous ces mois où s’accumulaient les périlleux nuages, les autorités compétentes, le Département des finances, la FINMA, la Banque nationale, ont-elles dormi? Après les précautions d’usage, la réponse tombe: oui. Elle se sont appuyées sur quelques paramètres apparemment rassurants, insuffisant pour mesurer la gravité de la situation qui évoluait à toute vitesse.
Comment ce gourou finaud a-t-il pris la décision? «Comme actionnaire de l’UBS, je m’en suis réjoui, comme citoyen suisse, beaucoup moins…» Il raconte avoir suivi la conférence de presse depuis Helsinki – sa femme est finlandaise –, et être entré aussitôt dans une vive colère. Il consulte alors Google pour connaître le CV des huit personnes qui avaient décidé de tout. Hors des deux parties à l’affaire, aucune n’avait assumé des fonctions dirigeantes dans une banque. Certes le Département des finances s’est entouré de consultants zurichois et américains, pour un montant estimé à 20 millions de francs, mais ces conseillers techniques aident à exécuter une décision prise, jamais à la réflexion au moment de choisir.
Les gens de l’UBS avaient admirablement préparé le terrain… Ackermann prêche peut-être pour sa paroisse mais on comprend qu’il s’étonne qu’aucune consultation plus large n’ait eu lieu les jours précédents ce choc immense. Il va jusqu’à dire que les décideurs se sont trouvés «prisonniers». De qui? Il ne le dit pas. Mais c’est clair.
A l’appui de sa thèse tombe une récente information de Bloomberg. Dès le début de l’année, le patron d’UBS a constitué un petit groupe d’experts, avec ceux de son «alma mater» (sic) Morgan Stanley, pour préparer le scénario de la reprise du CS en voie d’effondrement. Sous un rigoureux «top secret» et à l’insu des cadres.
L’expert à la mine de vieux chat dénonce bien sûr les fautes des responsables du CS. Mais plus largement il met en cause la formation des hauts cadres bancaires en Suisse. Les écoles ne soulignent pas assez les risques de la finance internationale. Les états-majors ne pratiquent pas de «stress tests» comme cela se pratique en Allemagne, où l’on simule des crises graves, étudiant les moyens d’y répondre dans l’urgence. En un mot: les banquiers suisses ronronnent. Trop sûrs d’eux. Plus coupés qu’ils ne l’imaginent des manœuvres internationales de la finance de l’ombre.
La suite des événements, que Ackermann n’évoque pas, semble lui donner raison. L’UBS est gagnante sur tous les plans. Aucune régulation supplémentaire n’est en vue, ni sur les fonds propres, si sur les procédures de surveillance. La Conseillère fédérale en charge, madame KKS, s’en remet à l’argumentaire des bénéficiaires de son «cadeau». Le non démonstratif du Conseil national est vexant pour elle mais ne l’entrave en rien. Quant à l’affaire des obligations convertibles du CS (17 milliards!) mises à la poubelle à la différence des actions, elle sera tôt balayée par les juristes de la machine fédérale, même si certains articles de loi peuvent mettre en doute la légalité de cette décision, prise encore une fois sous le droit d’urgence.
Connaisseur de la matière financière, le professeur zurichois Marc Chesney avait déjà dressé, il y a dix ans, une liste de treize mesures visant à diminuer les risques et assurer plus d’équité entre intérêts privés et publics. Avec notamment un système de bonus-malus, un micro-impôt sur les transactions, ou la certification officielle des produits financiers. Toutes ces intéressantes suggestions resteront longtemps encore dans les tiroirs. Pourquoi? Parce qu’une garde parlementaire sert la cause des banques plus que celle du peuple. On y trouve aussi bien la droite, le centre, que l’UDC qui a dit non pour la galerie à madame KKS et refusé en même temps d’améliorer la régulation. Et certains élus de gauche ou verts sont aussi fort hésitants quand ils risquent de déplaire de ce côté.
Comment faire bouger ce rapport de forces? Commencer d’abord par ouvrir les yeux. Pour cela, l’urgence est de lancer la commission d’enquête parlementaire sur l’historique du séisme. Avec consultation de tous les documents utiles, avec interrogatoires des acteurs concernés, dans le privé comme dans l’administration. Si ce travail est fait jusqu’au bout, sans concessions ni complaisances, la base sera là pour amener enfin la correction d’un bout du monde helvétique.
Faute de quoi la grande banque suisse – pas si grande vue des Etats-Unis – affrontera les risques inhérents au «shadow banking» et à celui, à son tour, d’une éventuelle crise de confiance, orchestrée ou pas. La Confédération pourrait-elle alors, une fois encore, faire pleuvoir des centaines de milliards pour sauver cette entreprise dirigée par d’incorrigibles mégalomanes? Poser la question, c’est y répondre.
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