La révolution passéiste

On a beau écouter ces discours qui tournent en boucle à propos des retraites, de l’abominable macronisme, on n’y trouve aucune vision cohérente et plausible. Les uns s’accrochent à leurs «régimes spéciaux» de retraites, les autres rejettent les nouveaux modes de calcul encore flous, à peu près tous refusent de repousser l’âge de la sortie. Chacun, c’est d’ailleurs compréhensible, se fixe sur les informations compliquées que distille un gouvernement en plein désarroi et sur ce que l’on entrevoit de son propre sort. Paradoxe: selon les sondages, une majorité des Français estime que le système actuel est condamné à terme, mais toute tentative de le modifier est refusée par avance. Que l’on soit d’ccord ou pas avec telle ou telle proposition, c’est légitime, c’est la démocratie, mais le frisson collectif actuel ne s’embarrasse d’aucune considération rationnelle, il part des tripes. Retrait du projet! Démission! Ah! oui, et après?
Toutes ces inquiétudes s’appuient sur le sentiment qu’autrefois, tout était bien mieux. Avant Macron, avant Hollande, avant Sarkozy, avant la mondialisation, avant l’Europe. Il y aurait eu en France un âge d’or social qui a été massacré. Des évolutions fâcheuses sont avérées. A commencer par la montée du chômage ces dernières décennies, par le dépérissement des territoires éloignés des villes. Mais il est faux d’affirmer que le niveau de vie a baissé, il a stagné depuis 2008 après avoir sensiblement progressé, mais s’installer dans la certitude que l’on vit beaucoup moins bien aujourd’hui qu’hier, c’est se mentir.
Nostalgie des années soixante? Parlons-en. L’espérance de vie moyenne était de 70 ans, plus de 82 ans maintenant. On mourait beaucoup de maladies vaincues par la suite. Depuis cette époque, le temps de travail a baissé grosso modo de 25 %. Frigos, téléviseurs et autres objets domestiques étaient trois fois plus cher. Téléphoner à ses proches était toute une histoire. L’automobile était un encore un luxe. Les voyages à l’étranger peu accessibles pour les gens modestes. Les déplacements en train à l’intérieur du pays beaucoup plus longs. Bien sûr, depuis lors, trop de petites lignes ont été fermées, mais de là à peindre ce passé en rose… A noter aussi que les femmes, dans ce temps-là, n’avaient guère leur mot à dire en politique alors que le gouvernement est aujourd’hui paritaire. A noter enfin que l’on se fichait comme d’une guigne des questions environnementales.
Il n’est pas question de dire que tout va bien. Les souffrances exprimées ces temps-ci sont réelles, parfois insupportables. Mais quelles réponses leur donnent les leaders de la révolte? Faire passer les projets de Macron, c’est un peu court. Qui dit mieux? Les syndicats dont certains célèbrent le retour dans arène politique défendent d’abord les avantages de leurs affiliés (si peu nombreux), les revenants des gilets jaunes restent dans la confusion du palabre, la gauche socialiste ne se remet pas du KO des dernières élections. La France insoumise reste pour une grande part soumise à Mélenchon, le nostalgique marxiste, le grand admirateur du Venezuela de Maduro que sa population fuit par millions. Côté projet, il y a mieux. Marine Le Pen? Elle en reste à son programme: restaurer la France d’autrefois.
Cette multiple fascination passéiste est inconnue dans la plus grande partie du monde, en Asie, en Amérique et même en Afrique. Absente aussi dans plusieurs pays d’Europe, à l’est en particulier, où l’on attend beaucoup du lendemain. En France, elle est paralysante, ravageuse.
La grève? Pourquoi pas? Mais si le cri n’articule aucune vision, même follement ambitieuse, à quoi peut-il bien servir? Sinon à s’enfoncer dans des fantasmes qui promettent des lendemains puants.
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