La révolution passéiste

Publié le 9 décembre 2019

Manifestation du 5 décembre à Paris contre la réforme des retraites. – © Jeanne Menjoulet via Flickr – CC BY 2.0

Pour qui a les yeux et les oreilles tournés vers la France, la litanie des plaintes qui paralyse le pays laisse plus que perplexe. Que veulent les manifestants qui pour la plupart s’auto-proclament révolutionnaires? Stopper toute réforme, s’accrocher à un passé idéalisé. Des flambées de révolte, il y en eu tant dans l’histoire. Portées par un projet, pervers ou fou ou prometteur, de toutes sortes. 1789? La course vers les Lumières, jusque dans les dérapages cruels. L’appel ouvrier des années 30? Il en resté les vacances pour tous. Les mobilisations communistes de l’après-guerre? On rêvait du socialisme façon Staline. Terrible, mais ambitieux. Mai 68? «Rasez les Alpes qu’on voie la mer»: c’était au moins poétique. A chaque fois on se bougeait avec la promesse, utopique ou non, d’un avenir meilleur. Là, non, il est demandé en fait de revenir en arrière.

On a beau écouter ces discours qui tournent en boucle à propos des retraites, de l’abominable macronisme, on n’y trouve aucune vision cohérente et plausible. Les uns s’accrochent à leurs «régimes spéciaux» de retraites, les autres rejettent les nouveaux modes de calcul encore flous, à peu près tous refusent de repousser l’âge de la sortie. Chacun, c’est d’ailleurs compréhensible, se fixe sur les informations compliquées que distille un gouvernement en plein désarroi et sur ce que l’on entrevoit de son propre sort. Paradoxe: selon les sondages, une majorité des Français estime que le système actuel est condamné à terme, mais toute tentative de le modifier est refusée par avance. Que l’on soit d’ccord ou pas avec telle ou telle proposition, c’est légitime, c’est la démocratie, mais le frisson collectif actuel ne s’embarrasse d’aucune considération rationnelle, il part des tripes. Retrait du projet! Démission! Ah! oui, et après?
Toutes ces inquiétudes s’appuient sur le sentiment qu’autrefois, tout était bien mieux. Avant Macron, avant Hollande, avant Sarkozy, avant la mondialisation, avant l’Europe. Il y aurait eu en France un âge d’or social qui a été massacré. Des évolutions fâcheuses sont avérées. A commencer par la montée du chômage ces dernières décennies, par le dépérissement des territoires éloignés des villes. Mais il est faux d’affirmer que le niveau de vie a baissé, il a stagné depuis 2008 après avoir sensiblement progressé, mais s’installer dans la certitude que l’on vit beaucoup moins bien aujourd’hui qu’hier, c’est se mentir.
Nostalgie des années soixante? Parlons-en. L’espérance de vie moyenne était de 70 ans, plus de 82 ans maintenant. On mourait beaucoup de maladies vaincues par la suite. Depuis cette époque, le temps de travail a baissé grosso modo de 25 %. Frigos, téléviseurs et autres objets domestiques étaient trois fois plus cher. Téléphoner à ses proches était toute une histoire. L’automobile était un encore un luxe. Les voyages à l’étranger peu accessibles pour les gens modestes. Les déplacements en train à l’intérieur du pays beaucoup plus longs. Bien sûr, depuis lors, trop de petites lignes ont été fermées, mais de là à peindre ce passé en rose… A noter aussi que les femmes, dans ce temps-là, n’avaient guère leur mot à dire en politique alors que le gouvernement est aujourd’hui paritaire. A noter enfin que l’on se fichait comme d’une guigne des questions environnementales.
Il n’est pas question de dire que tout va bien. Les souffrances exprimées ces temps-ci sont réelles, parfois insupportables. Mais quelles réponses leur donnent les leaders de la révolte? Faire passer les projets de Macron, c’est un peu court. Qui dit mieux? Les syndicats dont certains célèbrent le retour dans arène politique défendent d’abord les avantages de leurs affiliés (si peu nombreux), les revenants des gilets jaunes restent dans la confusion du palabre, la gauche socialiste ne se remet pas du KO des dernières élections. La France insoumise reste pour une grande part soumise à Mélenchon, le nostalgique marxiste, le grand admirateur du Venezuela de Maduro que sa population fuit par millions. Côté projet, il y a mieux. Marine Le Pen? Elle en reste à son programme: restaurer la France d’autrefois.
Cette multiple fascination passéiste est inconnue dans la plus grande partie du monde, en Asie, en Amérique et même en Afrique. Absente aussi dans plusieurs pays d’Europe, à l’est en particulier, où l’on attend beaucoup du lendemain. En France, elle est paralysante, ravageuse.
La grève? Pourquoi pas? Mais si le cri n’articule aucune vision, même follement ambitieuse, à quoi peut-il bien servir? Sinon à s’enfoncer dans des fantasmes qui promettent des lendemains puants.

S’abonner
Notification pour
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires

À lire aussi

Politique

Etats-Unis: le retour des anciennes doctrines impériales

Les déclarations tonitruantes suivies de reculades de Donald Trump ne sont pas des caprices, mais la stratégique, calculée, de la nouvelle politique étrangère américaine: pression sur les alliés, sanctions économiques, mise au pas des récalcitrants sud-américains.

Guy Mettan
Politique

La guerre entre esbroufe et tragédie

Une photo est parue cette semaine qui en dit long sur l’orchestration des propagandes. Zelensky et Macron, sourire aux lèvres devant un parterre de militaires, un contrat soi-disant historique en main: une intention d’achat de cent Rafale qui n’engage personne. Alors que le pouvoir ukrainien est secoué par les révélations (...)

Jacques Pilet
Politique

Ukraine: un scénario à la géorgienne pour sauver ce qui reste?

L’hebdomadaire basque «Gaur8» publiait récemment une interview du sociologue ukrainien Volodymyr Ishchenko. Un témoignage qui rachète l’ensemble de la propagande — qui souvent trouble plus qu’elle n’éclaire — déversée dans l’espace public depuis le début du conflit ukrainien. Entre fractures politiques, influence des oligarchies et dérives nationalistes, il revient sur (...)

Jean-Christophe Emmenegger
Politique

Pologne-Russie: une rivalité séculaire toujours intacte

La Pologne s’impose désormais comme l’un des nouveaux poids lourds européens, portée par son dynamisme économique et militaire. Mais cette ascension reste entravée par un paradoxe fondateur: une méfiance atavique envers Moscou, qui continue de guider ses choix stratégiques. Entre ambition et vulnérabilité, la Pologne avance vers la puissance… sous (...)

Hicheme Lehmici
Politique

Les BRICS futures victimes du syndrome de Babel?

Portés par le recul de l’hégémonie occidentale, les BRICS — Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud — s’imposent comme un pôle incontournable du nouvel ordre mondial. Leur montée en puissance attire un nombre croissant de candidats, portés par la dédollarisation. Mais derrière l’élan géopolitique, l’hétérogénéité du groupe révèle des (...)

Florian Demandols
Culture

La France et ses jeunes: je t’aime… moi non plus

Le désir d’expatriation des jeunes Français atteint un niveau record, révélant un malaise profond. Entre désenchantement politique, difficultés économiques et quête de sens, cette génération se détourne d’un modèle national qui ne la représente plus. Chronique d’un désamour générationnel qui sent le camembert rassis et la révolution en stories.

Sarah Martin
Economie

Où mène la concentration folle de la richesse?

On peut être atterré ou amusé par les débats enflammés du Parlement français autour du budget. Il tarde à empoigner le chapitre des économies si nécessaires mais multiplie les taxes de toutes sortes. Faire payer les riches! Le choc des idéologies. Et si l’on considérait froidement, avec recul, les effets (...)

Jacques Pilet
PolitiqueAccès libre

La malédiction de Kadhafi: quand la justice rattrape la politique

Quinze ans après la chute du régime libyen, l’ombre de Mouammar Kadhafi plane encore sur la scène française. La condamnation de Nicolas Sarkozy ne relève pas seulement d’un dossier judiciaire: elle symbolise le retour du réel dans une histoire d’alliances obscures, de raison d’Etat et de compromissions. Ce que la (...)

Othman El Kachtoul
Politique

Israël-Iran: prélude d’une guerre sans retour?

Du bluff diplomatique à la guerre totale, Israël a franchi un seuil historique en attaquant l’Iran. En douze jours d’affrontements d’une intensité inédite, où la maîtrise technologique iranienne a pris de court les observateurs, le Moyen-Orient a basculé dans une ère nouvelle: celle des guerres hybrides, électroniques et globales. Ce (...)

Hicheme Lehmici
Culture

Le roman filial de Carrère filtre un amour aux yeux ouverts…

Véritable monument à la mémoire d’Hélène Carrère d’Encausse, son illustre mère, «Kolkhoze» est à la fois la saga d’une famille largement «élargie» où se mêlent origines géorgienne et française, avant la très forte accointance russe de la plus fameuse spécialiste en la matière qui, s’agissant de Poutine, reconnut qu’elle avait (...)

Jean-Louis Kuffer
Politique

Les poisons qui minent la démocratie

L’actuel chaos politique français donne un triste aperçu des maux qui menacent la démocratie: querelles partisanes, déconnexion avec les citoyens, manque de réflexion et de courage, stratégies de diversion, tensions… Il est prévisible que le trouble débouchera, tôt ou tard, sous une forme ou une autre, vers des pouvoirs autoritaires.

Jacques Pilet
Economie

Taxer les transactions financières pour désarmer la finance casino

Les volumes vertigineux de produits dérivés échangés chaque semaine témoignent de la dérive d’une finance devenue casino. Ces instruments servent avant tout de support à des paris massifs qui génèrent un risque systémique colossal. L’instauration d’une micro-taxe sur les transactions de produits dérivés permettrait de réduire ce risque, d’enrayer cette (...)

Marc Chesney
Sciences & Technologies

Identité numérique: souveraineté promise, réalité compromise?

Le 28 septembre 2025, la Suisse a donné – de justesse – son feu vert à la nouvelle identité numérique étatique baptisée «swiyu». Présentée par le Conseil fédéral comme garantissant la souveraineté des données, cette e-ID suscite pourtant de vives inquiétudes et laisse planner la crainte de copinages et pots (...)

Lena Rey
Sciences & TechnologiesAccès libre

Superintelligence américaine contre intelligence pratique chinoise

Alors que les États-Unis investissent des centaines de milliards dans une hypothétique superintelligence, la Chine avance pas à pas avec des applications concrètes et bon marché. Deux stratégies opposées qui pourraient décider de la domination mondiale dans l’intelligence artificielle.

Philosophie

Une société de privilèges n’est pas une société démocratique

Si nous bénéficions toutes et tous de privilèges, ceux-ci sont souvent masqués, voir niés. Dans son livre «Privilèges – Ce qu’il nous reste à abolir», la philosophe française Alice de Rochechouart démontre les mécanismes qui font que nos institutions ne sont pas neutres et que nos sociétés sont inégalitaires. Elle (...)

Patrick Morier-Genoud
Culture

Sorj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur

Après «L’enragé» et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du «Canard enchaîné», déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar (...)

Jean-Louis Kuffer