Changement de cap au DFAE: remous et hémorragie des cadres

Publié le 24 juillet 2019
Pendant des années, Philippe Fayet a été coordinateur du bureau de la Direction suisse du développement et de la coopération (DDC) en Afrique de l'Ouest. Il a donc un regard expérimenté sur la situation actuelle au Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE). Pour Bon pour la tête, Philippe Fayet a accepté de livrer son analyse.

Philippe Fayet, ancien collaborateur de la Direction du développement et de la coopération


Faible marge de manœuvre individuelle, absence de soutien, atmosphère viciée, malgouvernance… Ce contexte délétère pousserait les diplomates suisses à fuir le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) pour les Nations unies notamment. Alors que l’ex-secrétaire d’Etat adjoint du DFAE, Georges Martin, y voit une véritable hémorragie, le Conseiller fédéral Ignazio Cassis évoque pour sa part une marque de reconnaissance pour notre diplomatie et le privilège de pouvoir en disposer.

Au-delà des divergences et des querelles, rappelons que ces départs sont aussi la conséquence de la fusion des bureaux de la coopération au développement (DDC) avec les ambassades, amorcée dès 2013. Envisagée comme une réforme indispensable pour la préservation des intérêts de la Suisse et sa visibilité sur la scène internationale, il s’agissait finalement de mettre un terme aux contradictions fréquentes en matière de dialogue politique, notamment entre la promotion économique et la défense des droits de l’homme ou l’aide au développement. Jalousée pour son autonomie financière, souvent considérée comme un repère de tiers-mondistes, il fallait provoquer un changement de culture au sein de la DDC, pour que son personnel adopte progressivement la ligne du DFAE et défende les mêmes intérêts que les collaborateurs du département.

Pour répondre aux besoins et atténuer la résistance au changement, de nombreux cadres de la DDC ont accédé à la fonction d’ambassadeur, en assurant principalement le rôle de chef de mission dans des pays jusqu’alors couverts par l’aide au développement. Si la lisibilité de la Suisse s’est accrue, il n’est pas certain que cela ait profité aux enjeux de l’aide et du développement. En gommant les contradictions et en alignant les opinions, on a ramolli le dialogue interne et amoindri la capacité d’interpellation. Comme le redoutait alors Peter Niggli, Directeur d’Alliance Sud, organisation faîtière de six grandes ONG suisses, «En cas de divergences, on peut craindre que les intérêts économiques et géostratégiques de la Suisse ne l’emportent sur toutes les autres considérations». Particulièrement appréciée pour son indépendance à l’égard des grands intérêts nationaux et pour sa capacité à se concentrer sur les besoins des pays en développement, la DDC semble progressivement renoncer à ces principes. Dès lors, il n’est pas étonnant que certains collaborateurs trouvent auprès d’autres institutions un contexte plus favorable à la réalisation de leurs ambitions en matière de développement, ou disposent de perspectives professionnelles plus rassurantes, lorsque s’achève le premier mandat de chef de mission diplomatique et qu’aucun poste équivalent ne se profile, particulièrement lorsque ces ambassadeurs proviennent de la fusion des bureaux de coopération.

Dans ce contexte, l’incapacité de la DDC à maintenir prioritairement son engagement en matière de lutte contre la pauvreté est préoccupante. Présenté en consultation le 2 mai 2019, le projet d’orientation stratégique de la coopération internationale de la Confédération pour 2021 à 2024 ne mentionne même plus la lutte contre la pauvreté, mais cible les intérêts suisses, la croissance économique et le potentiel du secteur privé. Là où le conseiller fédéral Cassis parle d’une approche «novatrice», L’OCDE pointe une dérive de l’aide «soumise à des pressions visant à limiter les migrations irrégulières, susceptible de remettre en cause la neutralité suisse et sa réputation». L’OCDE appelle à concentrer les programmes sur des investissements à long terme pour «la réduction de la pauvreté et le développement durable» ainsi que «l’égalité des genres et la gouvernance». Outre le fait que les préoccupations émises en 2013 par le Directeur d’alliance sud se concrétise pleinement, la Suisse s’inscrit progressivement dans une logique qui conditionne l’engagement de son aide à l’adoption de politique anti-migratoire, généralement liberticide pour les états concernés. En stigmatisant la migration irrégulière comme fondement de leur approche, les états donateurs caricaturent la réalité et favorise naturellement la conception de projets fondés prioritairement sur la surveillance, le contrôle et la réglementation de la mobilité et de la migration, ceci dans leur propre intérêt. De tels programmes ressuscitent une logique d’engagement de l’aide unilatéralement orientée, que l’on croyait définitivement enterrée. Dès lors on confond délibérément les fondements d’une migration historique, avant tout continentale, avec des mouvements migratoires sporadiques, qui touchent parfois l’Europe. En écho au discours identitaire qui fleurit au Nord, on s’abrite derrière une réalité travestie, qui résonne avec la pensée dominante qui prévaut actuellement en occident. Finalement, on agit sur la conséquence de la migration, en délaissant ses causes. En la matière, la Suisse rejoint les pratiques inacceptables mises en place par l’Union européenne au Niger notamment, parfaitement décrites dans Bon pour la tête par Amèle Debey lors de ses différents reportages au Niger.

Il faut aussi s’interroger sur cette irrépressible envie de favoriser la croissance économique, en complicité avec le secteur privé. Les pays pauvres restent terriblement tributaires de l’accès aux soins de santé de base, à l’eau potable, à l’éducation et à la formation. Ces orientations sont au centre des préoccupation des populations. Elles font déjà l’objet de programmes de développement. Si les évolutions sont lentes, elles n’en sont pas moins structurantes. Plus que d’une politique innovante parachutée, il faut s’inscrire dans la durée, en poursuivant les activités en cours et en réformant le partenariat sur l’aide. En l’état, la priorité porte sur la constance d’un engagement construit dans la durée, en appui aux autorités, aux communautés et aux acteurs économiques et sociaux. L’idée d’une aide publique à elle seule susceptible de transcender des contextes est aberrante. L’aide au développement est un accompagnement, il est tributaire de conditions cadres contraignantes, par rapport auxquelles l’état, les communautés, les partenaires techniques et financiers et la communauté internationale doivent agir en coresponsabilité. La mutualisation des efforts est indispensable. Elle prend du temps. On évoque facilement la formation professionnelle comme une panacée à la stabilisation des jeunes, mais on feint d’ignorer que l’on se situe dans des espaces économiques où le marché de l’emploi est informel, voire absent. On échafaude de multiple plan de formation, alors qu’au mieux, les jeunes accèdent à des activités temporaires ou saisonnières. On mise sur l’intervention du secteur privé alors qu’il s’agit pourtant de rééquilibrer les termes de l’échange entre les pays du nord et du sud. En substance, ni l’intervention du secteur privé, ni la poursuite effrénée de la croissance ne résoudra la situation d’un éleveur nomade contraint de migrer en raison des changements climatiques. En l’espèce, il s’agit de fonder une relation équilibrée, constante et durable entre pays industrialisés et pays pauvres, afin de compenser équitablement ce que l’accès à la richesse des uns a eu comme conséquence sur la pauvreté des autres. Il faut prioritairement agir sur l’éducation, la santé, l’accès à l’eau. Il faut soutenir l’évolution des systèmes d’exploitation agropastoraux et favoriser la transformation des produits, protéger les marchés, subventionner les producteurs, juguler la corruption et redéfinir les règles du commerce international particulièrement favorables au pays du nord. L’équilibre des forces dépend fortement des pays industrialisés et des mesures d’accompagnement qu’ils adopteront.

Ce n’est pas un départ massif des collaborateurs du DFAE vers les Nations-Unies qu’il faut craindre, mais l’incapacité des collaborateurs du département à maintenir une influence sur les choix et les orientations imposés unilatéralement par les politiques. En ce sens, la consultation qui précède la présentation du Message sur la coopération internationale de la Suisse pour la période 2021-2024 au Parlement n’est pas rassurante.

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