La décroissance impliquerait-elle le retour à l’âge de la bougie?

Publié le 2 mai 2025
Le «jour du dépassement» a été atteint le 19 avril dernier en France. Diminuer le produit intérieur brut (PIB) pour faire disparaître ce dépassement écologique n’impliquerait pas de retourner à l’âge de la bougie. C’est ce que conclut une étude appliquée à la France et à l’Allemagne. Le PIB par habitant soutenable d’aujourd’hui correspondrait à un niveau observé dans les années 1960. Tout en gardant les technologies actuelles.

Marc Germain, maître de conférences émérite d’économie, Université de Lille, article publié sur The Conversation le 28 avril 2025


En 2020, le président Macron balayait la demande de moratoire de la gauche et des écologistes sur le déploiement de la 5G en renvoyant ses opposants au «modèle amish et au retour à la lampe à huile». En 2024, le premier ministre Attal estimait que «la décroissance, c’est la fin de notre modèle social, c’est la pauvreté de masse». Au vu de ces citations, tout refus du progrès ou toute baisse volontaire de l’activité économique est assimilé à un retour en arrière, voire à un monde archaïque.

Pourtant, le 1er août 2024, l’humanité atteignait son «jour de dépassement» écologique. A cette date, celle-ci avait consommé l’ensemble des ressources naturelles que la planète avait produites pour satisfaire sa consommation et absorber ses déchets pour toute l’année.

Dans le cas de la France, le jour du dépassement était déjà atteint le 19 avril. Malgré ses limites, le jour du dépassement est un indicateur pédagogique très utilisé pour mesurer le degré de non-soutenabilité du «train de vie» moyen d’une population sur le plan environnemental. Plus ce jour intervient tôt dans l’année, moins ce train de vie est durable.

Afin de reculer le jour du dépassement (et idéalement de le ramener au 31 décembre), on peut schématiquement opposer deux grandes stratégies.

  • La première vise à découpler les activités humaines de leur empreinte environnementale, principalement par le progrès technique. C’est la posture «techno-solutionniste».

  • La deuxième, promue notamment par les partisans de la décroissance, ne croit pas en la faisabilité de ce découplage. Elle prône une réduction volontaire et ciblée des activités humaines elles-mêmes.

Une étude récente, appliquée en particulier à la France, réfute les citations du premier paragraphe. Elle montre que la baisse du PIB permettant de faire disparaître le dépassement écologique en France n’impliquerait nullement un retour à l’âge de la bougie (ou de la lampe à huile), mais à un PIB par habitant observé dans les années 1960.

Définition de l’empreinte écologique

Le point de départ de l’étude consiste à faire le lien entre empreinte écologique, PIB et population d’un pays, à travers l’identité suivante:

E = eyP

où:

  • E désigne l’empreinte écologique. Selon le Global Footprint Network (GFN), l’organisme qui produit les statistiques relatives à l’empreinte écologique, celle-ci mesure la surface de terre et d’eau biologiquement productive dont un individu, un pays ou une activité a besoin pour produire toutes les ressources qu’il consomme et pour absorber les déchets qu’il génère.

  • y = Y/P est le PIB par habitant, où Y et P désignent respectivement le PIB et la population du pays.

  • e = E/Y est définie comme l’intensité écologique du PIB. À titre d’illustration, considérons une économie qui ne produit que des denrées agricoles. L’intensité écologique est alors l’empreinte écologique liée à la production d’un euro de ces denrées. L’intensité est (entre autres) déterminée par la technologie, dans la mesure où elle est d’autant plus faible que les ressources sont utilisées efficacement par l’économie.

En résumé, l’empreinte écologique est le produit de la population, de sa consommation de richesses et de l’efficacité des moyens utilisés pour produire ces richesses.

Empreinte écologique en France et en Allemagne

Les graphiques ci-dessous illustrent les évolutions contrastées des différentes variables présentes dans la formule précédente pour la France et pour l’Allemagne.

On observe que, depuis 1970, l’empreinte écologique globale E est restée plus ou moins stable en France, avant de décroître, depuis 2010. En revanche, l’empreinte écologique est tendanciellement décroissante en Allemagne, depuis 1990. Cette évolution plus favorable s’explique notamment par la croissance sensiblement plus faible de la population de ce pays.

Les évolutions des composantes e, y, P de l’empreinte écologique sont similaires dans les deux pays. L’empreinte écologique est tirée vers le haut par la croissance du PIB/hab y et, dans une bien moindre mesure, par la hausse de la population P.

En revanche, l’empreinte écologique est tirée vers le bas par la baisse continue de l’intensité écologique e. Cette baisse de e est due à différents facteurs, notamment le progrès technique et la tertiarisation de l’économie – les services ayant une empreinte moindre que l’industrie par unité de richesses produites.

Dépassement écologique

La deuxième étape de l’étude consiste à définir le dépassement écologique d’un pays. Celui-ci est défini comme le rapport entre l’empreinte par habitant du pays et la biocapacité par habitant au niveau mondial. La biocapacité est la capacité des écosystèmes à produire les matières biologiques utilisées par les humains et à absorber les déchets de ces derniers, dans le cadre de la gestion et des technologies d’extraction en cours.

Si d désigne le dépassement d’un pays, alors celui-ci est en dépassement si d > 1. Le jour du dépassement de ce pays survient alors avant le 31 décembre, et ce, d’autant plus tôt que d est élevé. Le Global Footprint Network (GFN) interprète le rapport d comme le nombre de planètes Terre nécessaire pour soutenir la consommation moyenne des habitants du pays.

Evolution du dépassement en France et en Allemagne. Fourni par l’auteur

L’évolution au cours du temps du dépassement en France et en Allemagne est décrite par le graphique ci-dessus. Il montre que, si tous les habitants du monde avaient la même empreinte écologique moyenne que celle des Français ou des Allemands à l’époque actuelle, il faudrait à peu près les ressources de trois planètes pour la soutenir.

PIB soutenable

La dernière étape de l’étude concerne la notion de PIB/hab soutenable d’un pays, défini comme le rapport entre le PIB/hab observé et le dépassement écologique.

Le PIB/hab soutenable correspond au niveau de vie maximal moyen compatible avec l’absence de dépassement écologique. Le tableau suivant décrit le calcul du PIB/hab soutenable pour la France et l’Allemagne en 2022 – la dernière année disponible au moment de l’étude.

Pour expliquer ce tableau, considérons les chiffres pour la France. Les deuxième et troisième lignes renseignent respectivement le PIB/hab observé y et le dépassement d de ce pays en 2022. La quatrième ligne calcule le PIB/hab soutenable s, en divisant le PIB/hab observé y par le dépassement d (autrement dit s=y/d). Ce chiffre correspond au niveau maximal du PIB/hab compatible avec l’absence de dépassement.

En d’autres termes, si au lieu d’avoir été égal à 38 816 $, le PIB/hab avait été égal à 13 591 $, la France n’aurait pas été en dépassement en 2022.

Le PIB/hab soutenable étant approximativement égal au tiers du PIB/hab observé, ramener celui-ci à un niveau soutenable supposerait une décroissance de l’ordre des deux tiers. L’ampleur de cette décroissance fait écho à d’autres travaux visant à quantifier les impacts de politiques de décroissance.

La dernière ligne du tableau indique que le PIB/hab qui aurait été soutenable en 2022 en France (13 591 $) correspond à peu près au PIB/hab effectivement observé en 1964. En écho avec les citations évoquées au début de cet article, ce résultat suggère que la décroissance du PIB nécessaire pour faire disparaître le dépassement écologique en France n’impliquerait aucunement un retour à l’âge de la bougie.

Pas un retour aux années 1960

Les résultats de l’étude ne suggèrent pas pour autant un retour pur et simple aux années 1960. En effet, ils sont obtenus en neutralisant le dépassement au moyen de la seule réduction du PIB/hab, alors que l’intensité écologique (déterminée, en particulier, par la technologie) et la population sont fixées à leurs niveaux actuels. Si les résultats supposent une baisse sensible de la production globale de l’économie, ils n’impliquent pas de renoncer à la technologie actuelle.

Il importe de souligner que notre étude s’est limitée à des pays industrialisés, et ne concerne donc pas les pays émergents ou en voie de développement. Nombre de questions n’ont pas été abordées, à l’exemple de celle de la répartition de l’effort de décroissance entre habitants aux revenus très différents ou entre activités économiques.

Notre étude résumée ici doit donc être prise pour ce qu’elle est : un exercice simple visant à remettre en question certains discours dénigrant la décroissance en tant que stratégie de neutralisation du dépassement écologique, dans le cadre du débat autour de la nécessaire réduction des impacts des activités humaines.


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


Et en Suisse?

En 2024, c’est le 27 mai qui a été le «jour du dépassement» pour la Suisse, c’est à dire le jour où elle a épuisé toutes ses ressources naturelles pour le reste de l’année, mathématiquement parlant.

Nos confrères de la RTS écrivent à ce sujet: «Selon le Global Footprint Network, le pays aura consommé d’ici la fin de l’année 2,5 fois plus de ressources que la part globalement disponible. Plus de deux planètes Terre seraient nécessaires si tout le monde vivait comme la population suisse. La consommation helvétique n’est pas durable et « nous vivons au détriment des générations futures et d’autres régions du monde », a écrit Greenpeace dans un communiqué. L’organisation écologiste reprend des données du « Global Footprint Network », qui analyse l’empreinte écologique dans la plupart des pays. Sa méthode est validée par les offices fédéraux de la statistique (OFS), du développement territorial (ARE), de l’environnement (OFEV) et de la Direction de la coopération et du développement (DDC).»

Lire l’article de la RTS

The Conversation

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