L’insouciance selon Jollien est un boulot de galérien

Publié le 15 juillet 2022

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Physiquement «empêché» de naissance, incessamment empêtré dans son corps et sachant même la dégradation de sa santé en voie d’aggravation, celui qui s’est fait connaître par un mémorable «Eloge de la faiblesse» n’en finit pas, dans ses «Cahiers d’insouciance», de parier pour la joie personnelle, d’une part, et pour la solidarité sociale à plus grande échelle, d’autre part, non sans contradictions (sympathiques!) à chaque page de son vade mecum de survie en milieu multiviral où sévit, plus que jamais, le bacille têtu de la Bêtise...

Certains livres – compte non tenu du personnage que représente peut-être leur auteur – sont de véritables personnes et qui vous accompagnent, vous prennent par la gueule ou vous murmurent à l’oreille, cherchent à vous séduire ou en appellent à votre affection avec plus de douceur, en tout cas vous semblent immédiatement plus proches que les autres par leur façon de s’ouvrir et de vous faire tourner leurs pages en vous impliquant vous-même par ce miroir qu’ils vous tendent avant que vos histoires parfois s’entremêlent, et c’est ce que j’aurai personnellement ressenti à la lecture des Cahiers d’insouciance d’Alexandre Jollien, plus de quinze ans après une première rencontre en 3D au lendemain de la parution de La construction de soi qui avait largement confirmé la reconnaissance acquise dès la parution de son Eloge de la faiblesse, en 1999, aux éditions du Cerf.

Le «personnage» de Jollien, figure archi-médiatisée de l’handicapé-philosophe, n’y était pas encore lorsque je le vis apparaître, sur une petite place de La Tour-de-Peilz, juché sur une espèce de gros tricycle, me conduisant jusqu’à une maisonnette dans laquelle il occupait un studio, et, devant la porte de son repaire – scène émouvante qui m’est restée très présente –, me demanda de prendre sa clef et de nous ouvrir la porte d’entrée d’un geste qui lui était difficile…

Or c’est, en deçà ou au-delà du personnage médiatique qu’est devenu Jollien, cette personne «empêchée» que nous retrouvons – car c’est à nous tous qu’il dédie son livre, après son épouse et ses trois enfants cités en premier lieu – dès les premières pages de ces carnets que chacune et chacun, à des titres multiples, pourrait croire écrits pour elle ou lui, en complicité proche ou au contraire avec plus de distance, car il faut souligner d’entrée de jeu que ce livre sans fard, d’une sincérité parfois désarmante ou d’un ton qui défrisera peut-être certain(e)s, est bel et bien le «journal à poil» souhaité par l’auteur d’un essai invoquant déjà, naguère, Le philosophe nu (paru au Seuil, en 2010).             

A propos de nudité, l’on a appris récemment que Jollien faisait l’objet d’une plainte, déposée par un jeune employé d’édition, pour harcèlement sexuel, au motif qu’Alexandre lui aurait demandé un massage et suggéré de se montrer lui aussi tout nu. Or l’obscénité, en l’occurrence, me semble plutôt de dénoncer publiquement, sept ans après les faits, et de traîner en justice un homme qui, en toute transparence, a déjà fait état de goûts sexuels remontant à l’adolescence et qui ne l’empêchent pas d’avoir convolé avec une femme qu’il dit la douceur incarnée, avec laquelle il a conçu trois enfants pour lesquels la bisexualité de papa ne semble pas constituer un trauma… Bref, la justice appréciera si cet avéré mendiant de tendresse doit réellement être livré ainsi en pâture à la meute et «payer» une fois de plus. Quoi qu’il en soit, cette «affaire» s’inscrit assez naturellement dans une suite d’humiliations subies par Jollien dont la plus significative est celle du jeune homme qui, le voyant dans la rue en compagnie d’une jeune fille, lance à celle-ci qu’elle a «oublié la laisse»…

Une lecture de soi grappillant dans le livre du monde

A parler franchement, c’est un peu fortuitement que j’en suis revenu, ces derniers jours, à l’auteur de L’Eloge de la faiblesse, dont j’ai retrouvé l’exemplaire annoté dans la bibliothèque de ma bonne amie, laquelle nous fut cruellement arrachée en décembre 2021 et aura d’ailleurs été la première à me parler de Jollien à la fin des années 1990, alors que son métier d’enseignante spécialisée la portait à s’intéresser, plus que moi, à ce genre d’écrits, à côté de son attention non moindre aux sciences cognitives et aux spiritualités à coloration scientifico-bouddhiste, de l’astrophysicien Trinh Xuân Thuân au moine Mathieu Ricard devenu plus tard complice de Jollien, en passant par une ribambelle de lamas et autres bodhisattwas, etc.   

Or, retrouver une personne aimée à travers ses lectures (et dans le cas de ma moitié ce sont Edgar Morin, Jean-Bernard Pontalis, Francisco Varela, Baruch Spinoza, Etty Hillesum ou Elizabeth George, notamment) est une relance de partage chargée de nouvelles affinités à la lecture des Cahiers d’insouciance dont j’ai fait l’acquisition récente – affinités liées à l’expérience de la mort annoncée, à la tristesse surmontée, aux épreuves quotidiennes partagées, à la dégradation physique sur fond de crise sanitaire – bref à tout ce bordel de merde d’existence plombée par la maladie et source encore de putain de joie!

Vous trouvez ces mots peu châtiés? Eh bien, allez voir du côté de la vie, faites un saut en maternité dans la division des enfants malformés de naissance aux bons soins de la justice divine, et lisez ces lignes des Cahiers d’insouciance: «Après dix-sept ans à l’institution, en milieu quasi carcéral, totalitaire, où tout était décidé pour nous jusqu’à la couleur de nos caleçons, comment devenir un poil libre sans se sentir obligé de rendre des comptes à quelque instance supérieure?»

Trois pages à se rappeler pour ne pas oublier le «trou noir» de cette mémoire: «Ils m’ont carrément déposé comme un paquet. J’imagine la douleur de mon père et de ma mère. J’entends presque les éducateurs: « Ça va être dur, c’est un sacrifice mais c’est pour son bien… »»Et le pire est que, libéré, le sujet arraché à sa famille, placé arbitrairement à trois ans sans autre forme de procès, continue aujourd’hui à rechercher «l’implacable sécurité de l’institut», genre syndrome de Stockholm. 

Tu parles d’insouciance: «Je vis encore dans une espèce de cage psychologique à la recherche d’une consolation. Tout plutôt que le saut dans le vide, dans la liberté!»  

Et c’est, en somme, pour sortir quand même de sa «cage» que le lascar y va de ses recettes éprouvées ou nouvelles pharmacopées, dont son burlesque CCL, en clair Can’t Care Less, à savoir: rien à souder, se «battre les steaks», ou, comme le disait Stendhal avec son fameux raccourci de SFCDT, Se Foutre Carrément de Tout, ce qui n’empêchera en rien les remontées d’angoisse, les paniques paranoïdes et tout le toutim, entre découragement suicidaire et rebond joyeux

Au demeurant, le savant Poucet ne deviendra jamais «grand» à ce qu’il semble (Alexandre est conscient d’être en somme le quatrième enfant dont son épouse à la charge…), mais la lectrice et le lecteur ne perdront rien à suivre la piste de ses cailloux blancs d’aspirant bodhisattwa à l’école d’Epictète et de Spinoza, de Gombrowicz un jour et de Bukowski (mais si!) le lendemain, de Nietzsche depuis longtemps, et de Cioran parfois, sans compter divers maîtres tibétains tel l’auteur de Folle sagesse (Seuil, 1993) au nom de Chögyam Trungpa (1940-1987), dont ma chère Lady L. a très attentivement, elle aussi, étudié les approches de la «santé fondamentale».

Folle sagesse est, aussi bien, l’oxymore qui rend compte de la quête d’Alexandre Jollien, mais c’est aussi loin de cette folie quelque peu incantatoire et de tout un bric-à-brac de brocante spirituelle  ou philosophique que je préfère, pour ma part, retrouver ce frère humain (et ma bonne amie), dans le désordre splendide de la vie aux innombrables sujets de renfrognement passager ou de réjouissance, de peurs vertigineuses et de fusées d’allégresse – tous deux vivant le Carpe diem à la même enseigne qu’avait choisi ma douce sous l’égide de la formule signalant quel courage commun à ces deux belles personnes: sérénité et reconnaissance…


«Cahiers d’insouciance», Alexandre Jollien, Gallimard, 218 pages.

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